La fille qui n’aimait pas les Beatles

mais qui a radicalement changé d’avis aujourd’hui.

Je peux t’avouer un truc ? Pendant longtemps, j’aimais pas les Beatles. Une histoire d’esprit de contradiction, de volonté d’aller contre l’avis général. On m’en parlait tellement, on me disait sans cesse qu’il n’y avait rien de mieux musicalement. Qu’ils étaient les meilleurs, point barre. On m’a dit des centaines de fois qu’il fallait que j’écoute sérieusement les Beatles. Comme toutes les ados rebelles idiotes, j’ai fait exactement le contraire.

À 25 ans, j’étais toujours anti-Beatles mais je n’avais jamais vraiment sérieusement écouté. Je connaissais les classiques, ce que tu entends tout le temps, partout. Et ça me faisait chier. Je roulais des yeux quand j’entendais quelqu’un chanter « Hey Jude », je pestais intérieurement quand un mec dans la rue reprenait pour la dixième fois « Yesterday » avec un accent à couper au couteau. Quand on me parlait Beatles, je répondais « Rolling Stones ». On est d’accord, ça n’a rien à voir. La seule chose qu’ils ont en commun, c’est une nationalité. À la rigueur, j’aurais pu dire « nan je suis plus Beach Boys ».

La discographie des Beatles, c’est un voyage qui fait flipper

Et puis le temps a passé, et rattraper les Beatles est devenu une montagne qu’on s’imagine ne jamais pouvoir escalader. Quel chemin prendre ? Est-ce qu’on ne passerait pas par un raccourci en se lançant dans un Best-Of ? C’est plus rapide. Oui mais non. Trop facile. C’est comme lorsqu’on fait une randonnée. On est tenté par le chemin le plus rapide quand on arrive à un croisement et que deux panneaux pointent la destination finale. L’un est à 0,5 km et l’autre à 5 km.

Prendre le petit chemin voudrait dire louper une dizaine de paysages sublimes. C’est passer à côté de la surprise de découvrir un ruisseau après avoir grimpé une colline. C’est tomber tout de suite sur la plage sans avoir descendu les escaliers. C’est rater les mûres sauvages au milieu de nulle part, les arbres tordus façon Alice aux Pays des Merveilles, les lièvres qui s’enfuient quand on marche sur une branche. Il y a la destination mais pas la beauté du voyage. Et les phrases d’Instagram disent bien que ce qui a de plus beau dans un voyage, c’est le trajet, pas la destination. Un truc dans le genre.

La discographie des Beatles, c’est un voyage qui fait flipper. Surtout quand on les a reniés une longue partie de sa vie. Mais c’est super excitant. C’est une entrée dans un nouveau vieux monde. J’imagine ça comme de l’archéologie, fouiller dans le passé pour tomber sur de nouvelles pièces qui pourtant existent depuis des années déjà. L’archéologue qui tombe sur un fossile est heureux parce que c’est une découverte, alors que le fossile, lui, existe depuis bien longtemps avant sa naissance. Ma recherche archéologique a commencé avec “Tomorrow Never Knows” sur l’album Revolver. Un soir, je matais un épisode d’un docu fascinant sur la musique enregistrée. Et ils évoquaient justement ce titre-là. 

Aparté : expert en Beatles, passe ton chemin, parce que tu n’apprendras rien. Je m’excuse d’avance.

Précurseur de la techno

Dans le documentaire, feu George Martin (producteur historique des Beatles) revient sur les sessions d’enregistrement. Il t’explique que c’est un peu l’un des titres fondateurs de la musique synthétique. En travaillant sur ce morceau, les Beatles et leurs ingé son ont poussé à l’extrême les techniques du multipiste, les loops, les boucles, les bidouillages de bandes. On est en 1966.

C’est avec “Tomorrow Never Knows” que le sampling a été inventé. Paul McCartney débarquait en studio avec des bouts de sons sur des bandes magnétiques. Geoff Emerick et tous les ingénieurs ont lié les bouts entre eux sur tous les magnétophones d’Abbey Road pour diffuser en direct toutes les boucles sonores. “Avec chaque potentiomètre actionnant une boucle, la table de mixage devenait un véritable synthétiseur, et nous en jouions comme d’un instrument de musique, envoyant avec précaution ces textures sonores sur la bande rythmique préenregistrée. Nous n’avions aucune idée de l’importance de ce que nous étions en train de faire. Mais ce que nous avons créé cet après-midi-là était en fait le précurseur de la techno. Si quelqu’un m’avait dit que nous venions d’inventer un nouveau genre de musique, qui se développerait durant les prochaines décennies, je l’aurais pris pour un fou“, se souvient Geoff Emerick.

Avant-garde et psychédélisme

C’est avec ce titre que les ingénieurs d’EMI ont crée l’Automatic Double Tracking, un appareil permettant de doubler automatiquement une prise vocale. Auparavant, un chanteur devait enregistrer deux fois sa voix. John Lennon détestait ça. Les Beatles ont aussi démocratisé l’utilisation de la cabine leslie appliquée à la voix ou à d’autres instruments. Originellement, c’est un appareil réservé à l’orgue Hammond. Pourquoi ? Parce que Lennon voulait que sa voix sonne comme celle du Dalaï-Lama au sommet d’une colline. Emerick démonte donc un orgue Hammond car doté d’un haut-parleur rotatif… et il branche le micro de Lennon sur ce haut-parleur. Aujourd’hui, un effet informatique suffit pour donner le même résultat mais en 1966, il fallait innover. Sinon, tu entends les cris de mouette dans la chanson ? En fait, ce sont les cris et les rires de Paul McCartney enregistrés, accélérés et répétés cinq fois en tout.

Le début de la chanson “Tomorrow Never Knows” dit : “éteins ton esprit, détends-toi et laisse-toi porter par le courant”. Une phrase directement inspirée par Timothy Leary, professeur à Harvard et ferveur défenseur du LSD. Celui qui était surnommé le pape du LSD avait écrit The Psychedelic Experience, un ouvrage qui se disait manuel de préparation spirituelle avant l’absorption de drogues. C’était inspiré du “livre des morts tibétains”. Le mantra de Leary c’était “Tune In, Turn On & Drop Out”… et il a donné l’inspiration à Lennon pour écrire “turn off your mind, relax and float down stream.”

Étrangement (ou pas d’ailleurs) c’est cette phrase-là qui m’a convaincue d’oublier tout ce que je pensais sur les Beatles.

Porte d’entrée

J’ai effectivement éteint mon esprit. En tout cas, celui qui était toujours en contradiction. “Tomorrow Never Knows” a ouvert mes chakras. Sans absorption de champignons ou autres drogues hallucinogènes, elle m’a transportée ailleurs. En redescendant, je me suis juste dit “merde mais c’est la première grande chanson psychédélique. Bien des années avant Pink Floyd !”. Et de reconnaître que ces mecs-là étaient vraiment avant-gardistes, qu’ils avaient un coup d’avance et que oui, ils ont révolutionné la musique. La culture pop et l’industrie musicale.

“Tomorrow Never Knows” a été ma porte d’entrée dans le monde des Beatles. J’ai écouté attentivement les albums de ces quatre garçons un peu fou D’Abbey Road à Please Please Me, en passant par Rubber Soul, Sgt Pepper, le White Album, même le fatigué Beatles For Sale. Je suis toujours en phase d’apprentissage, d’émerveillement, de découverte. Je suis dans la première phase des histoires d’amour classiques : quand dans ta vie tout est est paillettes.

Si je me retrouvais un jour face à la petite conne d’adolescente que j’étais, je lui collerais un casque sur les oreilles. Dedans, elle entendrait les boucles ensorcelantes de “Tomorrow Never Knows”. Et elle serait immédiatement tombée amoureuse des Beatles.