Lettre ouverte d’un pigiste épuisé par les pratiques éditoriales indignes

Benoit Helme est journaliste. Il travaille pour Paris Match et il s’offusque contre le chef de service qui a ruiné son travail rendant son dossier complètement absurde, loin de ce qui lui avait rendu en prenant des raccourcis stupides. Il écrit une lettre ouverte sur Facebook pour dénoncer les pratiques éditoriales indignes, malheureusement très courues dans les rédactions aujourd’hui.

paris match

“Je viens d’acheter Paris-Match.
Je viens d’acheter Paris-Match parce que je travaille depuis plus d’un an, en tant que pigiste, pour la rubrique Match Avenir qui traite des tendances d’avenir et de nouvelles technologies.
Paris-Match paie bien ses collaborateurs. Un journaliste a donc tout intérêt, dans un monde encore à priori matériel, à bosser pour Paris-Match lorsqu’il est indépendant.
Depuis que je suis journaliste, c’est comme ça, j’ai parfois eu les moyens de mon éthique, et d’autres fois, j’ai du viser l’alimentaire. Après tout, jusqu’à aujourd’hui, tout ne se passait pas si mal.
Seulement là, très cher chef de service, tu as poussé le bouchon et grand-mère très loin dans les orties, et ces orties ont une drôle d’allure. Je t’ai rendu un dossier, comme convenu, sur des robots qui font de la musique avec, comme convenu encore, l’interview d’un chercheur et batteur américain qui explique en quoi un robot peut jouer parfois des partitions inaccessibles à l’humain. Je t’avais envoyé aussi, toujours comme convenu, la réaction d’un compositeur de jazz qui explique en quoi les robots musiciens ne pourront jamais dépasser l’homme: en jazz, tout est question de surprises et de libertés. Le musicien joue avant le temps, sur le temps, ou après le temps. L’homme dispose donc d’une marge aléatoire qui fait le cœur même de la musique jazz. Cette marge si essentielle à la musique est impossible à reproduire pour un robot puisque, par définition, un robot ne peut connaitre la liberté qui consiste à sortir de son programme.
J’expliquais ça dans le dossier que je t’ai rendu.
Tu as passé cet argument et le compositeur de jazz à la trappe.
Et voilà que ce matin, j’achète Paris-Match et je découvre un titre à mon dossier qui me plombe en direct:
“Les musiciens sont morts mais ils ne le savent pas encore”. Mieux, tu prétends dans le sous-titre, très cher chef de service, que les robots “n’ont pas besoin de drogue pour tenir le coup, ne dévastent pas les chambres d’hôtel, jouent à l’heure et ne réclament pas de droits d’auteur. Les robots instrumentistes sont déjà là. Certains ont même sorti un disque…U2 et Coldplay ont du souci à se faire”.
Fichtre!
C’est du second degré?  Évidemment, je n’ai jamais écrit un truc pareil. Tu m’avais dit que la rubrique changeait de format.
Au point de dire n’importe quoi?  Ah bon, les musiciens sont morts? Est-ce qu’à un seul moment je dis ça dans le dossier que je t’ai rendu?
Est-on obligé de forcer à ce point la caricature pour vendre un papier au grand public? Est-on obligé de prendre le lecteur à ce point pour un con? Entre autres chiffres incalculables que tu as rajouté dans le dossier pour le nouveau format de ta rubrique, tu nous apprends qu’un groupe de robots musiciens pèse six tonnes. C’est du lourd ça, de l’info bien pesée.
Est-on vraiment obligé de tout chiffrer aujourd’hui pour rendre l’info attractive? Doit-on vraiment tout quantifier, même lorsqu’il s’agit de musique? N’as tu jamais aimé la musique dans ta vie, très cher chef de service, pour croire que des musiciens puissent un jour mourir sous le coup des robots? Ou est-ce parce que vous payez correctement le feuillet à Paris-Match que vous vous permettez de remodeler un papier à ce point pour qu’il rentre dans le format? Je n’ai jamais vu ça. Vrai que tu m’as dit un jour, très cher chef de service, que tu ne croyais plus au journalisme. Sois rassuré, maintenant, je te crois”.

Benoit Helme