Vis ma vie de pigiste…

Quand j’ai décidé de me lancer en free-lance, je pensais justement que j’allais être hyper free. Libre d’organiser mon temps, ma vie, mes sorties, mes concerts. Tous les pigistes que j’avais rencontrés ne cessaient de me dire : “tu vois, c’est un peu le rêve, être pigiste, parce que c’est toi qui décide de ce que tu veux faire”. Les étoiles plein les yeux, des rêves plein la tête, je me dis que ça y est, je vais pouvoir faire des grands reportages, écrire le bouquin qui me trotte dans la tête depuis quelques mois, voir mes potes, faire des brunchs tous les dimanches, partir en vacances quand j’en ai envie, comme ça même sur un coup de tête. Ça, c’est ce qu’on appelle les expectations. Tu sais comme cette séquence du film (500) jours ensemble. Joseph Gordon Levitt a des attentes : des retrouvailles amoureuses trop romantiques avec Zooey Deschanel. C’est dans sa tête. Dans la vraie vie, IRL, elle le calcule pas. La réalité, elle fait mal. Quand tu deviens pigiste, c’est pareil. C’est un flot de galères qui s’enchaînent les unes après les autres. Et ça commence avec quelques problèmes de communication et d’entente avec Paul.

Paul

Paul est gentil. Sur le papier. Quand tu n’as plus de taff (CDI/CDD, le reste, Paul considère que t’es une sous-merde), tu dois passer par lui. Tu lui fournis un tas de papier qu’il te redemandera plus tard, parce qu’une fois sur deux, il les a perdus. Faut pas lui en vouloir, il frôle le burn-out à cause de tous ses dossiers à traiter entre 9h et 16h toute la semaine – sauf le vendredi, il bosse pas l’après-midi. Et puis, comme Paul est très curieux, il te demande qu’est-ce que tu fais dans la vie. “Pigiste”. Il ne comprend pas. “Ben c’est journaliste, mais pas dans une rédaction fixe”. Il ne comprend toujours pas. “J’ai plusieurs employeurs”. Ses sourcils froncent. “Je suis journaliste”. Il demande encore plein d’autres papiers, comme des attestations chômage. Et là, il n’est pas content quand tu lui expliques que comme tu piges souvent pour les mêmes personnes, t’en a pas forcément toujours. Il est emmerdé. Il te renvoie chez toi avec l’obligation de ramener toutes les attestations de toutes tes piges. Quand tu reviens, il t’a oublié(e). Faut pas lui en vouloir, burn-out, on a dit. Mais il a aussi zappé ton dossier du coup. Que tu dois recommencer. Quand tout est réglé, il ne comprend pas ta façon de déclarer. Pourtant, tu envoies bien les fiches de paies, comme il t’a demandé. Les mois passent, et les indemnités chômage ne tombent pas. Donc en fait, Paul, c’est un peu cet ami qui te dit “mais appelle-moi quand t’as un problème, je serai toujours là pour toi, mais pas tout de suite, je suis en vacances au Caraïbes”.

Spotlight-

Les questions pratiques

Être libre de son temps de travail, c’est faire fi des horaires de bureau normales. Tu n’as pas de chef pour te faire remarquer que t’es en retard de quinze minutes ou te dire cette phrase : “il est 17 heures, tu prends ton aprèm ?” Ne pas avoir de règles niveau horaire, c’est bien ça le problème. Et quand tu es très borderline sur les cadres c’est très difficile de se dire : ok, je me lève à 9 heures et je bosse jusqu’à 18 heures. Au début, c’est ce que tu fais… Petit à petit, tu décales le réveil. Ça va 10 heures, c’est cool. Bon 11 heures… Au final, c’est plutôt je bosserai à 16 heures, après le téléfilm de M6. Oh, je me ferai bien une petite série. Juste deux épisodes. Il est finalement 19 heures quand tu te mets effectivement au travail et il est 3 heures du matin quand tu décides de t’arrêter, parce que tes yeux commences à doucement se fermer. “De toute façon, je suis plus efficace la nuit, le matin je suis bonne à rien”, te répètes-tu alors à longueur de journée. L’avantage, c’est que tu peux bosser en pyjama, ou en slip. Cela avait donné des idées de surnoms à mes collègues de l’école de journalisme : ils les appelaient les “journaslip”.

Le jet lag social

Avec le chômage/pigiste, tu te dis que tu vas pouvoir profiter de tes amis, prendre des verres, sortir faire des expos avec ton mec etc. Mais le souci c’est que tu n’avais pas pris en compte un détail : c’est qu’eux, ils n’ont pas les même horaires de boulot. Eux, ils ont des vraies heures tout bien cadrées, comptées, organisées. Donc, ton pot à 3 heures de l’après-midi, tu le prends avec ta voisine de 85 ans. Ton ciné tu le fais en solo. C’est cool, t’as la salle pour toi tout seul. Ton expo, tu l’as fait avec le flot de touristes et des personnes à la retraite qui n’ont rien d’autre à faire. Et quand vient le moment de sortir avec les potes vers 21 heures, une fois sur deux, tu sors l’excuse bidon de : “merde, je peux pas, je dois rendre mon article demain matin, et j’ai rien écrit”. Tu perds tes potes, ton mec est vénère, et tu n’as plus de vie sociale. C’est vraiment le rêve la vie de pigiste.

Les vacances

Allez, viens, on part sur un coup de tête. Ouai, partons en Croatie. Billets check. Hôtel check. Une semaine avant le grand départ, un coup de fil inopiné d’une très grande rédaction parisienne (choisis celle que tu veux) : “bonjour, vous seriez disponible pour un remplacement la semaine prochaine ? Sur tes deux épaules, un ange et un diable discutent :

  • Mais accepte, c’est une super opportunité!
  • Envoie les chier, tu commences à leur dit “oui” et tu finis à leur merci.

Tu réfléchis deux minutes à l’état de compte en banque. A l’appel de la conseillère qui disait que c’était un peu critique et tu finis par accepter. C’est pas grave, tu partiras une autre fois en vacances…. Les billets étaient remboursables hein, chéri ?

Le salaire

Tu connais la maxime : tout travail mérite salaire. Quand t’es freelance, tu travailles beaucoup mais ton salaire arrive souvent des mois après. Enfin ça, c’est quand il arrive. Parfois, les euros promis, tu ne les vois jamais. Par contre, ce qui n’arrive pas des mois après, ce sont le loyer à payer, les factures à régler, les courses à faire. Ça, tu ne peux pas les décaler. Tu rends tes articles à l’heure, tu passes du temps à travailler pour ne jamais voir le fruit de ton labeur sur ton compte. Quand tu demandes une explication, on te dira qu’il y a un problème à la compta, qu’ils ont oublié de transmettre les contrats… Mais c’est pas grave ; tu seras payé le moins prochain.
Résultat : Jacques, ton banquier, ton nouveau meilleur ami qui te veut du bien, t’appelle tous les 10 jours pour te rappeler que ton compte atteint encore un niveau critique.