Isaac Gracie : “Je suis toujours terrifié à l’idée de n’être pas fait pour ça”

INTERVIEW – On a interrogé Isaac Gracie sur ses chansons. Doutes, célébrité, liberté : il est à un moment clé de sa carrière. Et c’est fascinant.

Cette interview, on a bien cru qu’on ne la ferait jamais. On l’espérait à Amsterdam, mais impossible. Alors on est allé à Stuttgart pour rencontrer Isaac Gracie. En première partie d’Angus & Julia Stone, on devait arriver à 16h. Trois accidents sur la route, 6h de trajet au lieu des quelques 90 minutes de route prévues, on est arrivé très tard. Trop tard. Mais c’était sans compter la patience sans limite de Mikey le tour manager, et d’Isaac qui a accepté sans sourciller de répondre à nos questions à sa sortie de scène. “Ne t’inquiète pas, c’est le meilleur moment pour une interview.”
Alors on l’a faite, enfin. En essayant de retracer le parcours de cet artiste à travers ses chansons. Focus sur l’évolution artistique d’un talent en plein essor.

Rocknfool – LAST WORDS est le premier vrai succès. Cette chanson a tout de suite fait parler d’elle dès qu’elle a été en ligne, et t’a fait signer chez EMI. Quelle est ta relation à cette chanson et quelle est son histoire ?
Isaac – J’étais entre ma 1re et 2e année d’université. C’était l’été et je traversais pas mal de choses : un déménagement, une rupture… J’avais ce concert de prévu un soir. Je me sentais vraiment créatif à ce moment-là, parce que, tu sais, quand tout va mal, tu te sens toujours un peu inspiré. La veille du concert, j’étais un peu soûl, et je fredonnais une mélodie dans ma tête. Je me suis dit, “allez, essayons de suivre ça”. Tout s’est mis en place très vite, très naturellement. J’avais les paroles du couplet (Il fredonne “Fever rising in the setting sun, cocaine in your eyes and bullets in your gun”). Et après, le refrain est venu. Dès qu’il est arrivé, de la manière dont il est arrivé, il était évident qu’il fallait que je finisse cette chanson. Et c’est toujours un problème, quand tu finis une chanson, c’est un peu une idée que tu quittes. Je l’ai jouée la nuit suivante, pendant le concert. Et j’en étais vraiment content, alors je l’ai enregistrée la nuit d’après. Je l’ai mise en ligne quelques nuits plus tard, et oui, tout a changé.

“Je n’aime pas vraiment montrer mon travail aux gens.”

Mais tu avais écrit d’autres chansons avant, comme POCKET SONG, SEVEN ou les différentes UNTITLED, que tu avais mises sur YouTube.
J’avais pris pour habitude de mettre mes chansons sur YouTube. Je ne sais pas pourquoi je les y ai mises d’ailleurs, parce que je n’en ai jamais vraiment fait la publicité. Mais j’étais avec ma première copine et je découvrais ce que voulait dire tomber amoureux… C’était tellement fort, intense, alors j’écrivais des chansons. Et je les sortais. Je n’aime pas vraiment montrer mon travail aux gens. Mais en même temps, quand tu écris une chanson, il arrive un moment où tu doutes tellement de toi-même, que c’est très difficile d’accepter ça. Tu trouves toujours un moyen de dire que les choses ne valent pas le coup. Alors tu dois les mettre quelque part, où au moins tu sais qu’elles sont. C’est une preuve de leur existence, et de ton existence dans ce monde… Quand c’est juste dans ton ordinateur ou dans ta tête, ce n’est pas consistant, tu ne peux pas te reposer dessus, t’en libérer…

C’était un moyen de s’assurer que ces choses étaient bien réelles.
Exactement.

Quand tu as signé sur EMI ensuite, tout est allé très vite. Est-ce que tu as eu peur de n’être pas fait pour ça ? (traduction des paroles de TERRIFIED, “I’m terrified that maybe I wasn’t cut out for this”, ndlr)
Oui ! En fait, ce qui est marrant à propos de cette chanson, c’est que je l’ai écrite avant d’être vraiment terrifié à cette idée ! J’ai fini par vivre et réaliser cette prophétie. C’est assez étrange et en même temps assez inconfortable, parce qu’au départ, c’était à propos d’une simple notion de la chose. À propos de la prise de conscience de cette idée. Mais à ce moment-là, honnêtement, je ne pensais pas que ça arriverait vraiment. J’appréciais le fait que “Last Words” suive le chemin qu’elle suivait. La vie semblait avoir acquis un nouveau but d’une certaine manière. Mais j’ai écrit cette chanson et à partir de là, quand elle est sortie, tout ce que j’y chantais est devenu en quelque sorte réel. Ça fait déjà un an et demi et pourtant, je suis toujours dedans.

Tu es toujours un peu terrifié à cette idée alors ?
Oh oui, absolument. Oui.

Poésie et songwriting

Les paroles de BURN MY CLOTHES, BURY MY CROWN  démontrent un évident talent d’écriture. Est-ce que c’est plus facile d’être un bon songwriter quand on a une mère poétesse et qu’on a suivi des études en littérature ?
C’est sûr. J’ai toujours pensé que tout ce que j’avais écrit de valable venait de ma mère. Parce que je ne lis pas tant que ça, je ne lis pas autant que je le devrais. Ma mère lit une quantité folle de livres. Ma sœur, mon frère… Ils étudient tous les deux la littérature à l’université d’Oxford. C’était impossible de vivre dans cette maison et de ne pas être intéressé par les mots. Alors je crois que j’ai un peu pris ça de là. Mais en même temps, le songwriting pour moi, c’est un peu comme un enfant qui jouerait avec ses cubes. C’est une relation très juvénile aux émotions. Je dirais qu’il y a toute une étendue de moyens plus intellectuels, plus réfléchis, de dire les choses. Mais je pense que ça m’aide d’avoir cette influence, car ça veut dire que je peux peut-être fusionner un peu de ces intrigues lyriques avec l’honnêteté des émotions.

Parfois, l’émotion se suffit à elle-même. Dans DARKNESS OF THE DAY…
(Surpris, il interrompt) Personne ne me parle jamais de “Darkness Of The Day” ! Personne ne la mentionne jamais, c’est ma chanson préférée !

Mais oui, elle est tellement belle ! Tu y chantes cette parfaite phrase “Love is not an occupation, just a shelter from the rain”. Le mot “love” peut-il être remplacé par “music” ? Parce que l’inspiration vient dans ces moments tristes, comme tu le disais.
Euh, oui, je suppose que oui. C’est une bonne remarque. Ce qui est un peu triste à ce propos, c’est que c’est tellement vrai mais en même temps, ma musique est devenue mon travail. (Il réfléchit) C’est tellement intéressant, c’est fascinant comme question. La musique est en fait devenue mon occupation, et donc ce n’est plus vraiment mon abri contre la pluie. Wow, c’est si intéressant !

Oui, mais la musique est toujours ta passion.
J’essaie toujours d’apprendre à rester passionné tout en ayant ma propre relation avec la musique. C’est une relation très personnelle et en même temps utile et viable, puisque c’est quelque chose qui me permettra potentiellement de me nourrir et de nourrir ma famille. Je dois avoir cette sorte de relation de business avec la musique. Personne ne parle vraiment de ce moment où la chose que tu adores devient aussi la chose qui va tout changer !

Justement, dans HOLLOW CROWN, tu écris que tu ferais n’importe quoi pour être libre (“I would do anything to be free”). C’est quelque chose qu’on ressent vraiment quand on écoute ta musique ou qu’on te voit sur scène. Il y a quelque chose de très libre, honnête et simple dans la façon dont cela sort de toi. Et en même temps, tu es présenté comme le nouveau prince du songwriting. Dans ta biographie Spotify, il est même écrit que tu avais le monde à tes pieds !
Oh mon Dieu, vraiment ? (un peu gêné). Ce n’est pas moi qui ai écrit ça (rires).

Alors comment fait-on pour rester si libre et honnête dans un système pareil ?
C’est plutôt compliqué. J’ai passé l’année dernière à essayer d’éviter ces pièges, à fuir les effets négatifs que cela pourrait avoir sur moi ou sur ma musique. Je ne veux pas que cela fasse de moi quelqu’un de mauvais. Je suis devenu un peu cynique et plus très romantique à propos de tout ce qui touchait à la musique ou la création. Il y a ce risque que tout devienne prétention. Et je ne pense pas que ce soit bon, parce qu’alors, tu commences à te détester, à croire que tout ce que tu fais n’est que vanité et mensonge. Mais je pense qu’il fallait que je passe par là de manière drastique, à cause de ces gens qui t’encensent comme cela. Personne ne peut vraiment grandir en pensant qu’il est ce genre de personne. J’ai grandi avec l’exemple de Kurt Cobain et de ce qui lui est arrivé. Ma mère me disait toujours qu’il était vraiment capable de devenir tout ce que tout le monde voyait en lui. Mais c’était alors devenir quelqu’un qu’il se savait ne pas être. Je crois que ça vaut la peine de développer une relation stricte avec soi-même, même si c’est douloureux et que ça prend du temps. Il faut comprendre qui l’on est et prendre ses distances. Il faut être capable d’acceptation et en même temps d’ignorance face à tout cela. Les gens diront toujours beaucoup de choses, mais rien de tout cela n’aura vraiment de signification. Il faut s’en dissocier fortement, parce qu’au final, on est ce que l’on est et l’on fait ce que l’on peut.

C’est drôle que tu parles de Kurt Cobain, parce que la première fois que je t’ai vu en photo, et même la première fois que je t’ai vu sur scène, j’ai immédiatement pensé à lui. Il y a une sorte d’énergie grunge qui se dégage de toi.
Oh mon Dieu, et tu ne m’as même pas vu avec le groupe !

Non, même seul comme ça ! Comment tu l’expliques, sachant que tu n’as pas vécu ces années-là, sauf erreur de ma part.
Non effectivement, je suis né en 1994.

Alors comment tu l’expliques ? Même dans ONE NIGHT, il y a quelque chose de très 90’s, qui m’a rappelé ma jeunesse.
C’est cool ! J’ai regardé pas mal de documentaires sur la musique. J’ai grandi complètement tourné vers la musique d’autres époques, scène grunge incluse. J’ai compris que ce qui comptait vraiment et ce que je pouvais reprendre dans ma propre musique, c’était la sincérité et la précision lyrique des paroles. Ce quelque chose de très humain, un peu à la Dylan, quand tu t’autorises à être toi-même et à faire ton truc, tout simplement. Et ce “je m’en foutisme” à la Kurt Cobain, c’est mélodique, mais en même temps ça ne prétend pas être quelque chose que ça n’est pas. Et parallèlement, la difficulté dans la musique, c’est que tu dois choisir un genre, mettre un nom sur ce que tu fais. Et ça c’est très difficile. Je ne dirais pas que j’écris dans un certain style de musique, tu vois. C’est super compliqué.

On te demande de mettre une étiquette sur ta musique.
Exactement. Tu dois essayer d’en extraire une personnalité, une aura, une atmosphère particulière. Un truc emblématique de ce que tu fais, des choses que tu respectes. D’une certaine manière, j’ai de la chance, parce que je suis autorisé à montrer différentes facettes de moi-même. Je ne suis pas comme The xx par exemple, obligé de faire le même style de musique tous les jours. Je peux explorer de nouvelles voies.

“J’ai très envie d’explorer, c’est une progression naturelle pour un artiste.”

Mais c’est justement ce que tu fais dans THE DEATH OF YOU AND I. Cette chanson est très différente des autres, avec un début à la “Blue Hotel” de Chris Isaac. Et ensuite ça explose en quelque chose de totalement opposé. Est-ce que tu prévois de continuer à explorer de nouvelles choses, juste sur la base de tes envies et de ce que tu ressens ?
Pour moi, oui, clairement, cette chanson et cet EP sont assez emblématiques de ce que j’ai vraiment envie de faire en tant que songwriter. Les précédents ont été enregistrés un peu plus comme des démos, dans ma chambre. Des démos, j’en ai fait des centaines, je ne prévoyais pas vraiment que des gens les écoutent. Et si je pouvais vivre de ce type de démos, en tant que musicien, je le ferais je pense. Mais j’ai aussi très envie d’explorer, et c’est une progression naturelle pour un artiste. J’ai un groupe maintenant, il y a des choses que je ne pouvais pas faire. “The Death Of You And I” est juste l’exemple de ce que j’aime faire naturellement maintenant. Ça n’indique pas vraiment la direction que je vais prendre, c’est simplement un instantané de ce qui a existé au moment où on l’a fait.

Alors tu te sens mieux avec tout un groupe autour de toi, même sur scène ?
Oui, on s’amuse tellement !

Isaac Gracie & band
Isaac Gracie & his band

Mais c’est tellement bon quand tu es seul aussi !
J’ai fait ça pendant un certain temps. Mais avec la pression de l’industrie et tout ça, le projet grossissait, et je continuais à jouer seul, la pression grandissait. Mais j’ai toujours voulu avoir un groupe, du plus loin que je me souvienne. Et puis la vision de tout ce que ça impliquait comme possibilités en termes de son, tu sais… Jeff Buckley est clairement mon exemple. J’étais déjà épaté de le voir en tant qu’artiste solo. Mais lui avec son groupe, ça me bouleverse de tellement de façons ! Il est comme une boussole pour moi. Je veux pouvoir émouvoir les gens de cette manière.

La chanson DIGGING est très Jeff Buckley.
Vraiment ?

Oui, je trouve ! Qu’est-ce qu’il représente vraiment pour toi ?
Je ne sais même pas comment te répondre. Il a un peu le statut d’un dieu, tu vois. Dans le sens où il maîtrisait tellement de choses. Ce n’est pas tant que je me place comme un fan plein d’admiration, je ne m’attends pas à ce qu’il soit plus qu’un homme, mais en même temps, il y a tant de facettes dans les chansons qu’il a écrites et dans sa façon de les jouer… C’est très mystérieux pour moi. Humainement parlant. Comment est-ce que tu galvanises ça à ce niveau ? Comment allumes-tu l’étincelle auprès des gens qui en sont témoins ? Je ne sais pas. (Il cherche ses mots). Vraiment, je ne sais pas. C’est comme Bob Dylan…

Est-ce que tu mets Dylan et Buckley au même niveau ?
Oh non ! Dylan est au-dessus de tout (sourire). Dylan existe naturellement à un niveau que personne n’atteindra jamais ! Mais leur musique, c’est juste ce genre de choses que je ne serai jamais capable d’appréhender réellement. Je n’essaie même pas d’ailleurs. Laissons-les simplement être ce qu’ils sont. Des inspirations.

Pourtant, tu es comparé à Jeff Buckley, à peu près tout le temps !
C’est sans intérêt. Tellement futile ! Pour moi, quand je lis ça, je dois associer ce que je suis à l’idée que c’est presque comme une offense pour lui !

Mais non !
Si, si, je te jure. Ce n’est pas une mauvaise chose mais, je suis toujours à dire “pitié…”

Mais il ne faut pas voir ça comme dirigé vers les artistes. Ce genre de comparaison est plutôt donné pour aider le public.
Je sais, et je comprends ! Pour être honnête, si je vois l’association de nos noms, ça veut dire qu’au moins, les liens sont faits avec quelqu’un que j’admire. Et tant mieux, je ne peux pas sous-estimer ça, c’est dingue pour moi ! Mais en même temps, c’est aussi “merde, non, vraiment, c’est trop !” (rires).

Un album pour mars

La suite pour toi, c’est un album à venir.
Il sortira en mars je pense.

Tu l’as enregistré en studio avec un producteur allemand, Markus Dravs. Pour utiliser les paroles de  “SILHOUETTES OF YOU” il y a une leçon à retenir de tout (“There’s a lesson to be learned”). Alors qu’as-tu appris de cette expérience ? Est-ce que c’était difficile ?
C’était horrible ! (rires)

Horrible, vraiment ?
Oui, enfin ça allait, mais tu te sens vraiment seul. J’avais eu une année longue et sans vraiment de pause. J’ai enchaîné directement. Mais ce type est un génie, c’est un homme incroyable. C’était très inspirant de travailler avec un tel modèle. Mais c’était vraiment difficile. Dans le sens où je ne savais pas ce qui allait en sortir, et je ne savais pas comment en être fier. Maintenant que je joue ces titres avec les garçons, je me dis, “c’est plutôt bien, en fait !”. Avec l’EP qu’on a fait, enregistré littéralement en un jour, je me suis dit “mais si on peut faire ça en un jour, imagine ce qu’on peut faire avec un producteur et un peu plus de temps !”. Et j’apprécie beaucoup la façon dont les choses évoluent. Tu sais, ce n’est pas n’importe quel job. Quand tu commences, tu ne sais pas vraiment comment faire. Ça valait vraiment le coup de traverser cette expérience pour apprendre quelle était ma place. Place dans laquelle je me sens bien maintenant.

Dernière petite question musicale. Quelles sont les chansons que tu adores écouter et que tu ne trouves pas si bonnes que ça ? Tes petits plaisirs coupables ?
(rires) C’est une question qui revient souvent mais à laquelle je ne sais jamais vraiment quoi répondre. En tout cas, plus maintenant. Je n’écoute plus assez de choses comme ça. Mais j’aime Miley Cyrus !

J’ai entendu ta reprise de “Wrecking Ball” sur YouTube. C’est vraiment une chanson cool !
C’est réellement une chanson fantastique ! Et j’aime aussi beaucoup “We Can’t Stop” !

Et quels sont les artistes que tu écoutes beaucoup en ce moment ?
Big Thieves sont vraiment cool. J’écoute beaucoup de choses, je ne saurais même plus te dire… Parquet Courts. Il faut toujours dire Parquet Courts ! Oh, et sinon, le dernier King Krule est vraiment génial. C’est à écouter.

En tournée avec Angus & Julia Stone, il sera de passage pour un concert dans le cadre du Pitchfork Avant-Garde à Paris le 31 octobre.

Propos recueillis par Morgane Milesi

Un grand merci à Isaac Gracie, à Mikey Poole et Samantha Scott de Wildlife Entertainment.

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