Nick Cave & The Bad Seeds au Greek Theatre : l’état de grâce
LIVE REPORT – Nick Cave & The Bad Seeds déposaient leurs valises à Los Angeles pour un concert émotionnellement et physiquement intense. Personne n’en est ressorti indemne.
Quels sont les songwriters qui ont su se réinventer tout au long de leur carrière ? Dylan bien sur, Bowie certainement, Leonard Cohen sûrement, Neil Young assurément, Tom Waits possiblement. C’est tout ou presque. Mais il y a aussi Nick Cave. Nick Cave appartient comme les sus cités a cette catégorie d’artistes que l’on découvre tôt ou tard mais qui, une fois révélés vont nous accompagner tout au long de notre vie, quoi qu’il advienne, nos joies et nos peines seront intimement liées à leur musique. Il font partie intégrante de notre mémoire émotionnelle comme si nos destinées étaient connectées. J’ai tissé avec Nick Cave ce lien indélébile il y a tout juste trois ans.
Flashback – Los Angeles, juillet 2014
Tout commence un après-midi ensoleillé. Je suis attablé au resto du Sunset Marquis Hotel avec un ami qui essaye de me remonter le moral car mon chat, fidèle compagnon depuis 20 ans est en train d’agoniser. Je suis triste et déprimé. Je vois passer dans les jardins de l’hôtel la silhouette d’un échalas qui me fait penser au croque mort de Lucky Luck. Je reconnais Nick Cave. Comme pour beaucoup de gens, son allure m’est familière mais de sa musique je ne connais pas grand chose. Un ou deux albums, quelques chansons. Je ne sais pour quelles raisons je garde l’image d’un rocker post new-wave qui serait reste coincé dans les 80’s. Mon pote m’apprend qu’il est à L.A. pour des concerts et qu’il reste a l’hôtel avec les Bad Seeds. Coïncidence ou heureux hasard, le manager de l’hôtel que je connais un peu vient nous voir et constatant mon moral en chaussette nous offre deux tickets pour le concert du soir même au Shrine Auditorium.
Le choc est immense. on se prend une grande claque dans la gueule. On est éberlué par l’intensité musicale, la poésie des textes, la beauté des arrangements, la présence scénique hypnotisante de Nick Cave et sa voix grave mais rassurante. Une véritable osmose se créée entre le groupe et le public, d’habitude dissipé, de L.A. Je n’en reviens pas. On passe le concert avec mon ami à se regarder, dépités. Comment est-on passé à côté d’un tel artiste ?! Nous qui croyions pourtant bien connaître la musique !
Je ressors de ce concert revigoré et exalté. Mon chat, bizarrement, sortira de son coma quelques jours plus tard pour vivre deux autres années. Avec un moral retrouvé, je m’immerge pendant cet été 2014 dans l’œuvre et l’univers de Nick Cave. Le dernier album Push The Sky Away passé en boucle sur les enceintes de mon iMac, je découvre le back catalogue avec des chansons sublimes comme “Are You The One Have Been Waiting For”, “Easy Money”, “Stranger Than Kindness”… les B-sides, je télécharge les pirates, épluche les articles, ses textes, ses poèmes, mate tout ce qui existe sur Youtube. Et puis vient l’interminable attente de nouveaux sons et de nouveaux concerts, quand on apprend à l’automne 2015 la tragique mort de son fils. Arthur tombe d’une falaise à Brighton au moment de l’enregistrement du nouvel album (il faut voir le magnifique documentaire noir et blanc One more time with feeling d’Andrew Dominik qui témoigne des sessions d’enregistrement de l’album après le décès d’Arthur. La création mêlée à la peine et la difficulté du deuil. Ce qui aurait dû être une longue marche funèbre se transforme sous nos yeux en une formidable ode a la vie). L’album, Skeleton Sky, sort en septembre 2016. Mon chat meurt 15 jours plus tard alors que je découvre l’album. Synchronicité. Merci Carl Jung. Une tournée nord-américaine est annoncée pour le printemps, avec une dernière date à L.A.
Flashforward – Los Angeles, juin 2017
L’histoire continue donc dans le clair obscur d’une de ces nuits d’été où le jour met du temps à se coucher et la nuit à s’immiscer. On est 5 000 pèlerins à remonter les allées de Griffith Park vers le Greek Theatre où les Bad Seeds vont se produire. Le Greek Theatre est un amphithéâtre de plein air, au milieu des collines. Il n’a de grec et d’antique que les colonnes de carton pâte sorties d’un décor de péplum hollywoodien disposées de chaque côté de la scène, et les cyprès qui entourent l’amphithéâtre aux fauteuils de couleur rouge sang, dignes d’une tragédie d’Euripide. Je ne peux m’empêcher, en croisant les regards des autres spectateurs, de penser que je ne suis pas seul. Pendant les trois années écoulées, on a tous individuellement vécu notre histoire, eu des histoires émaillées de bonheur avec leur lot de malheur, et chaque fois, Nick Cave n’était pas loin. Nous non plus. On sait tous que ce soir, il est temps de mettre les compteurs à zéro. “Come to closure” comme on dit en anglais. Ce sentiment est renforcé par les rumeurs qui se sont propagées depuis le début de la tournée de Toronto à New-York, de Boston à Berkley. Elles disent toutes la même chose : Nick Cave est au sommet de son art et les Bad Seeds aussi.Une seule chanson suffira à le vérifier. Le concert commence avant même que les lumières du Greek Theatre ne s’éteignent.
Larsen, bruitage et tripatouillage de machines électroniques, le groupe est déjà sur scène. Nick Cave arrive dans l’obscurité sous des flashs de lumière verte. Éclairé par la lune à demi-pleine, les arbres se découpent tels des ombres chinoises sur la nuit bleutée, pas encore tombée. Il s’assoit sur un tabouret et nous balance “Anthrocene”.
Tous debout, tous subjugués
On reprend donc les choses où on les avait laissées trois ans plus tôt. Sa présence nous happe, on sait déjà que l’on va assister à un événement extraordinaire. Toujours dans la pénombre, le groupe enchaîne avec ce second nouveau titre lent mélancolique bizarroïde, “Jesus Alone”. Il n’est ni un messie, ni un alien qui nous fait face, mais un homme venu d’ailleurs pour nous rendre l’existence terrestre plus acceptable. Son électro sature. Pas d’effet de scène. Pas de compromis, take no prisoner. On est scotché. Il ne faut pas du courage pour commencer un concert de la sorte, mais de la confiance. On est témoin d’un artiste au sommet de son art. Suit “Magneto”.
“Mostly I never knew which way was out,once it was on, it was on that was that.” Majesteux, envoûtant, lancinant, au bout de trois chansons on flirte déjà avec le sublime. Trois titres du nouvel album qui donnent le ton. La concentration de chacun des musiciens est impressionnante, chaque note est pensée, étudiée, jouée à la perfection, sans fioriture, l’attention du public est optimale, une bulle s’est créée en plein Griffith Park. Sous le ciel étoilé, on est tous debout, immobiles, subjugués. On écoute, on comprend, on ressent.
Comme trois ans plus tôt, le possible est à nouveau sur la table. Oubliés, nos défaites, nos erreurs, les mensonges et les trahisons. Nick Cave and The Bad Seeds sont là pour exorciser nos démons mais aussi les leurs. Ils enchaînent ensuite avec “Higgs Boson Blues”, parfaite transition pour nous emmener vers des titres du back catalogue, plus connus du public. La musique se faire âpre, la douleur est maintenant palpable. L’enchaînement “Here to Eternity” et “Tupelo nous fait l’effet cinglant de coups de fouet, véritable auto-flagellation. Inquiétants, angoissants, les éclairs stroboscopiques nous aveuglent. On est pris dans l’œil du cyclone avec ce sentiment exaltant de pouvoir se détacher du passé.
Cette séquence culmine avec “Jubilee Street”, un titre de l’album précédent où s’exhume la rage. Tel un prêcheur, Nick Cave va et vient le long de la scène en éructant les paroles. Ses pas se font pressants ; alors le band accélère le tempo jusqu’à la transe. Nick Cave s’aventure dans les travers au milieu du public, il a besoin de ce contact charnel, comme pour se rassurer qu’il est vivant. Il remonte sur scène, se met au piano pour “Ship Song” et surtout un “Into My Arms” qu’il chante seul. Poignant. Ma voisine japonaise est en pleurs. Nick Cave est en total control.
“Je t’aime aussi, cela va sans dire”
Le show est parfaitement construit, avec des vagues d’énergie et des moments de calme et de recueillement, le noir et blanc, le ying et le yang, la vie et la mort, la joie et la tristesse, on monte des collines, dévale des pentes et traverse des vallons. Il revient au dernier album pour deux morceaux bouleversants, “Girl in Amber” et “I Need You”. Shakespearien, Nick Cave s’approche du rebord de la scène dangereusement, comme si c’était un précipice soutenu par ses fans qui, à bout de bras, le porte, empêchant le chanteur au cœur brisé de tomber.
Puis, ils enchaînent pour nous assommer définitivement “Red Right Hand” et “Mercy Seat”. La chemise blanche débraillée pend de son costume Saville Row sur mesure. Nick Cave se déhanche comme un Mick Jagger sous speed, il exhorte la foule, sur le break il se précipite dans les travées. Une fille lui dit “I love you”, il lui répond “I love you too” puis ajoute “that goes without saying”. La fin du morceau est épique :
Warren Ellis pète un câble et fait exploser son violon entraînant les Bad Seeds dans un orgasme de sons général.
On n’insistera jamais assez sur l’importance de Warren Ellis. C’est lui l’architecte du nouveau son des Bad Seeds. Les nouveau arrangements de “The Mercy Seat” sont à l’image du concert : tendus et intenses au début avec une guitare acoustique et le rythme va crescendo, Nick Cave ne tient plus en place, il fait des aller-retour épileptiques sur le devant de la scène, le groupe continue d’appuyer sur le champignon comme sur une autoroute déserte au milieu de la nuit. Le public a du mal à suivre la cadence. Le morceau se termine sous les hourras.
Ils finissent le set avec un “Distant Sky” bouleversant. Les épaules se touchent, les mains se tiennent, l’émotion est perceptible. On pense tous à ce qui n’est plus, à ceux qui nous ont quittés. Le violon tzigane de Warren Ellis finit de nous achever, la Japonaise pleure à nouveau, et je verse une larme… Voilà. Ils sortent de scène. Pas d’acclamation mais un état de choc. Ce n’est que lorsque les Bad Seeds reviennent sur scène pour les rappels qu’ils sont acclamés. Le choc est maintenant digéré. Deux chansons pour les rappels. D’abord un “Stagger Lee” d’anthologie qui nous fais chavirer. Dix minutes de pure folie. Des montées et des descentes vertigineuses, de break et d’apartés où Nick Cave s’aventure bien au-delà des premiers rangs, tirant sur le fil de son micro. Il veut s’enfoncer dans l’océan de ses fans. Les sentir, les toucher et être touché. Une fan va même un peu trop loin en le touchant à l’arrière-train. En plaisantant, il lui dit qu’à ce point c’est une “agression sexuelle sur son lieu de travail”. Le public rit.
Puis il remonte sur scène où il invite avec des gestes les spectateurs des premiers rangs à le rejoindre, à monter sur son bateau ivre. Dix,vingt, cent personnes finissent autour de lui dans une sorte de happening improvisé. Une fille agenouillée devant lui le dévore des yeux. Il lui dépose un baiser sur les lèvres sous les vivas de la foule puis la sérénade en se déhanchant devant elle. Il la fixe et reprend le morceaux en s’adressant a elle “here comes the devil she’s got a pitchfork in her hand”. Il se saisit ensuite de la main de la jeune fille, la foule crie. Quand il remarque qu’elle tient son téléphone dans l’autre main, il lui susurre alors, “here comes the devil, she’s got a fucking iPhone in her hand”, le public jubile. Le rythme reprend, on tape tous dans nos mains, en cadence, bercés par le blues de “Stagger Lee”.
La tension monte, palpable. Roulement de caisse claire et puis le band explose dans une explosion de larsen, une cascade de sons cacophoniques libératoires. C’est l’avalanche finale. Les démons sont expiés. On est fini, exténué, bluffé, éberlué par ce qu’il vient de se passer. Nick Cave nous remercie au milieu de la scène, maintenant envahie par des centaines de spectateurs . “Push the Sky Away” termine le concert en beauté, on est tous émus, en train de lever nos bras vers le ciel. Nick Cave nous remercie une nouvelle fois puis quitte la scène. Les Bad Seeds poursuivent le morceaux, et le public continue de chanter “you got to push, push the sky away”.
On ne veut pas que cela s’arrête. On chante jusqu’à la dernière note. Quand les lumières se rallument après les dernières acclamations, c’est le silence. On se regarde les uns et les les autres en se demandant si tout cela était réel. On se sent comme les derniers rescapés d’un désastre nucléaire, où l’humanité aurait été effacée de la Terre. Une Terre où il ne resterait que nous. Nous et les Bad Seeds. En sortant, on se regarde avec la complicité de compagnons qui ont vécu un événement exceptionnel. On pourra dire à jamais : Nick Cave au Greek Theatre, j’y étais.
Je ne sais pas quels sont vos plans la semaine prochaine, mais Nick Cave et les Bad Seeds seront à Paris au Zénith pour deux concerts les 3 et 4 octobre. Oui je sais, c’est complet, mais démerdez vous, achetez, volez, braquez, suppliez, implorez, priez, dévalisez, mais procurez vous des billets car, même si elle est infime, une chance existe que votre vie se trouve à jamais bouleversée comme cela a été le cas pour moi, il y a trois ans. Montez sur le bateaux avec les dernier rescapés. Vous sortirez du concert heureux ou tristes, votre vie sera peut-être identique, mais vous aurez repris quelque chose qui se fait rare par les temps qui court : un peu d’espoir.
Laurent L., à Los Angeles
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