Rayannah : “Je n’avais pas l’intention d’être une artiste ‘engagée’, je n’ai pas eu le choix”
INTERVIEW – On a voulu en savoir plus de la fascinante franco-manitobaine Rayannah qui prépare actuellement la sortie de son premier album.
Rayannah est mon dernier coup de cœur de la 22e sélection des Francouvertes. Avec des airs de Camille et Jain, la Manitobaine francophone, amatrice de loop a sorti son premier EP en 2015. Depuis, elle est venue plusieurs fois en Europe, et prépare actuellement la sortie de son premier album. Je l’ai retrouvée dans Hochelaga autour de savoureux grilled cheese quelques jours avant son concert au Cabaret du Lion d’Or.
• LE MANITOBA •
Chez moi tout simplement ! C’est une belle province sous-estimée. Il y a une communauté assez petite, comme un village. Si tu sors de Winnipeg, à trente minutes de là il y a un panneau qui indique : “vous êtes au centre du pays”. C’est vraiment le milieu ! Peut-être que j’aime autant Winnipeg parce que c’est chez moi et que je suis habituée. C’est une ville assez petite pour t’y retrouver, mais aussi suffisamment grande pour avoir toujours quelque chose à faire. Il y a une grande diversité de communautés, ce qui est vraiment chouette, ainsi que l’influence des premières nations. J’aime bien ça ! 4
• WINNIPEG •
Pendant longtemps beaucoup d’artistes quittaient Winnipeg pour s’installer ailleurs, c’était une relation d’amour/haine. Il y a même une chanson très fameuse sur le sujet, que beaucoup de gens connaissent. Et souvent c’est la seule chose que les gens connaissent. Mais pour les habitants, on sait que cette chanson est plus profonde que ce que les paroles laissent entendre. Derrière le “I hate Winnipeg” il y a beaucoup d’amour et un sentiment d’attachement. Beaucoup de personnes comme moi partent voyager et découvrir d’autres endroits, mais finissent toujours pas revenir dans notre petite ville des plaines. Je n’ai pas l’intention de quitter ma ville, et je suis très fière de ce qu’il se passe à Winnipeg. On est en train de construire quelque chose je pense.
• LE JAZZ •
C’est un style de musique dont j’ai tellement appris. J’ai étudié le jazz, j’ai passé des années à en jouer. C’est ma base, mes fondations, je m’y sens très ancrée. Même si ma musique ne ressemble pas beaucoup au jazz, c’est mon premier amour. C’est à travers cette musique que j’ai appris à apprivoiser la scène, que ce soit dans des restaurants, lors de mariages, ou avec des groupes. Et c’est pour cette raison-là que c’est un style très important pour moi. Chaque fois que je remets un disque de jazz, j’ai l’impression de replonger dans un univers dans lequel je suis bien. Ça ne transperce pas dans ma musique, mais le jazz est toujours là, tout le temps. J’adore encore chanter le jazz, je le fais parfois en secret quand j’ai un peu de temps à Winnipeg. Quand on m’embauche, je dis toujours oui. Je suis juste partie dans une autre direction, qui me correspond tout autant.
“Le jazz c’est mes fondations, mon premier amour”
• LA FRANCOPHONIE •
Je chante dans les deux langues. Le français est ma langue maternelle, mais chez moi à Winnipeg la vérité c’est qu’on passe la plus grande partie du temps à parler en anglais car les francophones sont très minoritaires. Les deux langues font partie de nos vies, c’est pour ça que mon projet est bilingue. Quand on va voir un concert c’est qu’on veut ouvrir une fenêtre sur l’univers de l’artiste. Et moi j’essaie de montrer à quoi ça ressemble d’être une artiste de l’ouest canadien, des prairies, des plaines… On me pose souvent la question de savoir si c’était un choix stratégique de chanter en anglais et en français. La réponse est non. C’est de même que j’écris, mes expériences sont en anglais et en français. Beaucoup des nouveaux artistes de chez nous utilisent les deux langues. Longtemps l’industrie s’est opposée parce que les projets sont moins clairs niveau marketing, mais pour moi il n’y a aucune autre façon de le faire autrement. J’ai ces deux langues en moi. Le français c’est mes racines, ma famille, et l’anglais c’est ma vie de tous les jours, mes amis, mes amoureux, mes études… Je ne peux pas les dénouer l’un de l’autre.
• L’ÉCRITURE •
Je prends très rarement une décision consciente d’écrire en anglais ou en français et j’écris rarement la musique et les paroles séparément. Souvent j’ai une phrase complète qui me vient à l’esprit avec la musique dessous, mais pour le reste ça peut être très laborieux pendant des mois, voire des années. Je ne décide pas d’écrire une phrase en anglais ou en français, ça me vient à l’esprit des deux façons. Ensuite, je construis le reste autour de ce noyau. Tout ce qui est partition (parole, mélodie et accords) c’est moi qui m’en occupe. En revanche en studio je travaille avec Mario Lepage sur les beats et les synthés. On a passé 10 jours seuls dans un chalet, sans réception à créer la matière première des chansons de mon album. Quand j’écoute ce qu’on a fait, j’ai de la misère à discerner qui a fait quoi, on a tellement travaillé ensemble ! Parfois j’écris quand je suis en tournée, mais ce sont des chansons qui me tombent dessus en urgence ! C’est arrivé quand j’étais à Berlin l’hiver passé et que je marchais dans l’aéroport de Tempelhof. Je ne l’ai pas encore enregistrée mais je l’ai immédiatement jouée en tournée. C’est rare que ça m’arrive comme ça sur la route !
“Je ne décide pas consciemment d’écrire en anglais ou en français, ça me vient à l’esprit des deux façons”
• LA VOIX •
Je chante depuis que je suis très jeune, je me sens tellement bien quand je chante. Je parlais à un ancien coloc, et il m’a dit : “c’est tellement silencieux sans toi dans l’appart”. Je lui ai répondu : “mais comment ça ? De quoi tu parles, je faisais du bruit ?” et il m’a dit que je chantais tout le temps. J’en n’avais pas la moindre idée ! Ça me réconforte de chanter, je crois que ça me donne une sorte de liberté que je ne trouve dans aucune autre activité. C’est aussi par cet instrument que je me suis rendu vers ce que je fais maintenant : la réalisation, le beat-making et les séquences. C’est grâce à ma pédale loop que j’ai commencé à créer des univers en étages, des soundscapes. Si je n’avais pas débloqué ça, je ne suis pas sûre quand j’en serai là aujourd’hui. La voix c’est mon fil conducteur, c’est là où je me sens la plus à l’aise.
• LE GROUPE •
Ça change vraiment selon la tournée ou les spectacles. Ces temps-ci je fais des formules plus intimes, en duo ou en solo. En revanche si je fais un gros spectacle et qu’on a le temps et le budget comme pour le lancement de mon EP il y a longtemps, on peut ajouter un quatuor à cordes, des contrebasses, des choristes. J’aime beaucoup la scène, c’est un moment privilégié, c’est un plaisir ultime. Donc ça me fait triper de travailler sur un spectacle, une formule, même si ça ne sera que pour une fois. Ainsi, ça devient un moment unique.
• L’EUROPE •
Je retourne en Europe dans quelques jours, notamment à Paris et en Allemagne. Ça sera ma 2e tournée en Allemagne, j’ai beaucoup aimé la dernière fois que j’y suis allée. Je me suis bien connectée avec les Allemands, j’ai trouvé qu’il y avait une bonne ouverture d’esprit malgré le fait que je chantais en français et en anglais. Le début de mon projet s’est fait en France, c’était assez drôle car ce n’était pas prévu. J’y étais en vacances pendant quatre mois. Je ne savais pas vraiment quoi faire de ma vie à cette époque. J’avais emmené une pédale loop avec moi et un ami m’a booké des spectacles. Ce sont les premiers shows que j’ai fait avec mon projet, j’étais vraiment très contente. J’ai créé mon site web dans le sous-sol de son studio à Versailles, je ne suis pas sortie pendant une semaine pour essayer d’écrire assez de musique pour un spectacle. C’est comme ça que tout a commencé !
• L’ALBUM •
Je travaille sur un album en ce moment. Il sortirait à l’hiver prochain. C’est un témoignage de toute cette exploration qu’on a faite avec mes collaborateurs. Heureusement pour moi, l’hiver est très long donc ça me laisse de la flexibilité. Mais je lancerai des extraits de l’album petit à petit. Je veux me laisser le temps de peaufiner les chansons, car je suis très perfectionniste ! La première chanson, “En attendant demain”, sort ce lundi, c’est celle qui était prête. J’ai pris mon temps après mon premier EP, j’ai beaucoup été sur la route ces dernières années.
• LE STUDIO •
Cet album je l’ai réalisé en collaboration avec Mario Lepage (Ponteix, ndlr) et j’en suis très satisfaite. Nous sommes tous les deux très enracinés dans cette sonorité de l’ouest canadien qui est quand même particulière. Quand tu écoutes les groupes de notre coin, tu arrives à repérer les influences que l’on a entre nous et je trouve ça beau (Royal Canoe, Hello Begonia, Yes We Mystic). Mario a beaucoup joué avec moi, et moi j’ai beaucoup joué dans son band. Quand on a créé l’album on s’est demandé si on allait mettre l’accent sur la performance live, ou ne se fixer aucune limite en studio pour explorer tout ça et voir comment les chansons sonneraient. Finalement on ne s’est donné aucune limite, et on est arrivé à des choses qu’on n’aurait jamais faites si on s’était dit “on veut ça et ça”. Parfois il y a des éléments qui marchent très bien sur scène mais pas en studio et vice versa. Il faut approcher chaque medium différemment.
“Si tu es une femme dans ce métier, tu ne peux pas fermer les yeux et faire semblant que le sexisme n’existe pas”
• EMPOWERMENT •
Ma vie a complètement changé quand j’ai commencé à vivre la solidarité entre les femmes dans mon métier. Dans notre société actuelle, on a encore des structures qui oppriment les gens à cause de leur genre, de leurs origines, de leurs habilités physiques. Il y a encore beaucoup de travail à faire. Quand j’en discute avec d’autres personnes, souvent on se rend compte que quelque chose cloche mais que c’est difficilement repérable, que ce soit du sexisme ou du racisme. Ça fait tellement partie du quotidien dans nos sociétés, qu’on ne s’en rend pas compte. Ça a vraiment tout changé pour moi car même si je n’avais pas l’intention d’être une artiste “engagée”, je n’ai eu pas le choix. Si tu es une femme ou une personne non-binaire dans ce métier, tu ne peux pas juste fermer les yeux et faire semblant que ce n’est pas là. Ce n’est pas un choix, c’est une réalité.
• DELPHINE & MARYLOU •
C’est une chanson que j’ai commencé à écrire en sortant d’un petit tabac en France. J’ai fait la Loire à vélo avec une amie. On avait rencontré deux petites filles, Delphine & Marylou et on avait appelé nos vélos comme ça. On est rentrées dans un tabac pour demander des directions à un groupe de six hommes, car on était perdues. Au lieu de nous aider, ils nous ont harcelées. J’en ai vécu du harcèlement dans ma vie, mais là, c’était vraiment agressif. En sortant, j’étais tellement énervée, je ne pouvais pas croire que ça venait de se passer. On a continué notre chemin et le temps d’arriver à notre destination, j’avais une toune. Pendant qu’on roulait, j’avais juste envie de prendre un papier et un crayon pour ne pas l’oublier. Cette chanson-là va être sur l’album. Je ne me suis pas dit “je vais écrire une chanson féministe”, j’étais juste tellement en maudit ! J’avais besoin que ça sorte, c’est tellement intense de se faire retirer sa dignité comme ça…
• RIHANNA •
On me fait tout le temps la blague. Moi je dis “Ray-annah” comme Raymond. Je me suis longtemps demandée s’il fallait que je change mon nom. Mais c’est mon prénom, donc ça avait été très naturel de le prendre pour mon projet. Quand j’ai commencé il y a 5-6 ans, Rihanna avait un succès international, mais je n’étais pas sûre qu’elle resterait aussi longtemps dans le paysage musical ! (rires) Dans un sens, la blague est drôle, ça ne me dérange pas trop, car il n’y a pas d’autre nom qui me correspond mieux. Et aussi, les gens se souviennent de mon nom justement parce qu’il ressemble à Rihanna. Une fois qu’on le voit écrit, ça prend son sens, car l’orthographe est différente. Mes parents avaient envie d’être créatifs le jour où je suis née !
En concert le mardi 3 avril au Cabaret du Lion d’Or pour les Francouvertes. Le 24 avril aux Petites Gouttes à Paris.
Propos recueillis par Emma Shindo.