Solann et Nochka : portrait d’une génération désenchantée
LIVE REPORT – Quelque part en Alsace, une salle des fêtes, deux femmes sur scène, et la même sensation d’assister à un portrait de notre temps.
On le sait tous depuis un moment déjà, que Solann est l’artiste à suivre qui va devenir grande, qu’on le veuille ou non. Je l’ai vérifié l’été dernier à Rencontres et Racines. Et puis les Victoires de la Musique l’ont officiellement intronisée dans la grande industrie musicale. Alors j’ai décidé d’aller la voir une dernière fois dans la banlieue strasbourgeoise. Pourquoi une dernière fois ? Jurisprudence Clara Luciani. Je pourrais disserter des heures sur l’effet de la machine industrie musicale mainstream en France sur ses artistes féminines, mais là n’est pas le propos du soir. Appelez-moi snob ou pessimiste, ça ira plus vite.
Jeunesse gloomy
Ce soir, je suis dans une salle des fêtes bien remplie, bruyante. Un public très très jeune devant, beaucoup moins au balcon. Entre curieux et très fidèles, je circule avec mon appareil, écrasée par la chaleur, quand je découvre qu’il y aura une première partie, Nochka. Accompagnée d’un guitariste/percussionniste, une jeune femme chante la solitude, les relations toxiques, les errances, les ruptures… Mais le tout sur ressort, avec un rythme punchy, et un public qui chante en chœur. Les paroles mélangent, elles, solitude et colère. Et moi, j’ai beau me rendre compte de toutes les qualités de Nolwenn Pardon, je ne peux m’empêcher d’être triste en regardant ça d’un œil extérieur. Des paroles amères sur des relations pas folles, sur un fond de beat électronique… Ça n’est décidément pas très joyeux d’être une vingtenaire en 2025. Force, les filles.
Ce n’est pas celle qui fait des “chansons tristes” son “fond de commerce” comme elle le dit, qui me contredira. Ni son ouverture, identique à celle de son album Si on sombre ce sera beau, avec “Préambule” et la magnifique “Mayrig”. Solann entre dans l’obscurité, entre ses deux musiciens, sur son estrade ornée d’un arbre à ukulélé. La magie opère, évidemment. Depuis le début, le soin apporté à l’esthétique, à la direction artistique globale, fascine. Le public est subjugué par cette liane brune aux mains virevoltantes et à la voix envoûtante, qui évolue avec une grâce folle dans son décor aérien. Des drapés aux lumières, la scène confine à la peinture en clair-obscur. Et cette voix, vraiment, cette voix…
Solann, artiste aérienne
Musicalement, on y retrouve tous les morceaux que le public attend. Inutile que Solann enjoigne le public à s’y mettre, les paroles sont chantées spontanément dès le début du set. Mais ça n’ira pas vraiment plus loin, et ça me manque. Bien sûr, certains titres en ukulélé-voix ne s’y prêtent pas. À eux, la douceur et la délicatesse. Un rappel tendre que Pomme a ouvert une voie pour ces voix-là. Pour cette (fausse) simplicité-là (et merci pour ça). Mais d’autres titres, assez nombreux chez Solann finalement, appellent au mouvement, au saut. Prenons “Tout cramer”, par exemple. Un rythme on ne peut plus efficace, des paroles qui n’appellent qu’à l’action, une ambiance électrique et électronique qui tente de transformer la salle en dancefloor. Et qui DEVRAIT la transformer facilement en dancefloor. Et pourtant, non. Alors quoi ?
Alors, alors… ça manque de quelque chose. D’ancrage, en fait. Cet ancrage profond qui seul permet de sentir monter en soi quelque chose de plus fort que soi, justement. Cette force qui vient du sol qui nous soutient, qui nous porte, qui initie tout mouvement. Ça tient à pas grand chose, je crois. Plus de tension et d’urgence, dans les corps, dans la musique. Redescendre un tout petit peu du monde aérien dans lequel on se protège pour venir un peu plus au combat. Et tout cramer, pour de vrai. Peut-être qu’avec une batterie autre, et un bassiste en plus, on aurait la solution. Et ça nous connecterait tous tellement plus, je crois…
Scène bien trop actuelle
Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec l’époque. Le discours coche toutes les cases. La relation au corps (“Petit Corps”), la critique du système (“Les Ogres”), tout y passe. Mais un peu à la manière de l’époque : plus comme une thérapie personnelle qu’un initiateur de mouvement collectif. On se réunit certes dans une salle de concert, mais on reste seul, derrière notre portable pour filmer la beauté (grande) de la scénographie et du spectacle devant nous. On survole les choses, pour ne pas s’enfoncer. On est énervé, oui, mais presque mollement, pas assez pour qu’on se rassemble véritablement. Qu’on saute, ensemble. Qu’on exulte. Ensemble.
Une question de génération ? Peut-être. La génération de ces deux femmes, Solann et Nochka, n’est certes pas épargnée. Suzanne la décrivait justement, dans sa “Génération désenchantée”, il n’y a pas si longtemps. Mais elle chantait “ça va aller, ça va aller”, avec moins de beauté, et plus de hargne. Aujourd’hui, avec ce concert, je me pose la question : est-ce que ça va aller ? Parce que, finalement, ce qui m’inquiète se résume à une phrase des paroles de Solann : “Le spleen remue mes tripes mais me fait plus bouger”. Ce serait chouette qu’on s’y remette, à bouger, non? Parce que Si on sombre, ce sera beau, je n’en suis vraiment pas convaincue.