Julien Baker : “Mes chansons sont très tristes, mais moi comme personne, je suis très joyeuse.”
INTERVIEW – Rencontre avec l’ovni américain Julien Baker, songwriteuse et artiste passionnée qui écrit des ballades à pleurer le reste de sa vie.
Julien Baker est un ovni. Un ange tombé du ciel. Si internet n’existait pas, on n’aurait pas eu la chance de la découvrir et d’assister quelques mois après à sa première date française. Sprained Ankle son premier album (6131 Records), est un de ces albums qui te fout le bourdon immédiatement, qui te vide de ta substance en un rien de temps. Ton âme se déleste immédiatement d’un poids, tu te sens bien, allégé. Cependant cet album est loin d’être joyeux, il aborde des sujets classiques, rupture, doutes, remise en question et foi, sur des instrumentalisations minimalistes, souvent juste en guitare-voix. De toute beauté. On voulait absolument parler avec Julien Baker lors de son passage à Paris.
On a pu rencontrer ce bout de femme en terrasse d’un café à quelques mètres de la salle où elle jouait ce soir là. On a découvert une jeune femme d’une gentillesse et d’une générosité inouïes, bavarde et enjouée, qui partage en plus de ça, le même amour pour Legolas. Une artiste passionnée, musicienne accomplie, qui ne sait pas encore sur quel pied danser face à ce déferlement de critiques unanimes qui s’abattent sur ce projet solo sur lequel elle ne comptait pas vraiment. On a voulu en savoir plus sur elle…
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Rocknfool : Premier souvenir musical ?
Julien : Je suis assise à l’arrière de la voiture de ma mère, dans un siège pour enfant, et elle a mis les Greatest Hits des Beatles dans l’autoradio. C’est la première musique dont je me souviens, et que j’ai aimée.
Premier CD acheté ?
Peut-être Switchfoot (réfléchit)… Je sais je sais ! (sourire) J’essaye de penser à un autre, peut-être pas le tout premier, mais très peu de temps après j’ai acheté My Chemical Romance et Fall Out Boy, From Under The Cork Tree et Welcome To The Black Parade. (je lui dis que j’adore le clip) Les gens se moquent du clip maintenant, mais je ne suis pas d’accord, il est encore trop cool.
Premier poster sur ton mur ?
Oh… la honte… (sourire) C’était un grand poster de Legolas l’archer du Seigneur des Anneaux. Je suis une grande fan de Tolkien, et quand j’étais petite j’adorais ces films, et j’étais amoureuse de Legolas.
Première guitare ?
J’utilisais celle de mon père… La première que j’ai acheté moi c’était la Stratocaster [Fender ndlr] avec… as-tu déjà entendu parler de la compagnie Obey Propanga ?… et bien il y avait des serpents, des épées, ce genre de choses un peu folles peintes dessus, avec un ampli Line6, et je jouais du métal. Du bon gros heavy métal.
Premier festival où tu es allée ?
Le Beale Street Music Festival à Memphis dans Beale Street, notre grande artère commerciale. Et étonnamment, cette année j’y ai joué. C’était important pour moi car c’est ma ville, je jouais dans un festival où je suis toujours allée… Le premier concert que j’ai vu là-bas était celui de Taking Back Sunday… et Red Jumpsuit Apparatus… de vieux groupes émos. C’est vraiment ma came, j’étais vraiment à fond sur la musique émo bien lourde, je le suis encore d’ailleurs, c’est toujours ce que j’écoute majoritairement… même si je fais une tournée grâce au plan chanteur-interprète.
Première fois où tu t’es rendue compte que tu voulais te lancer solo ?
Le truc c’est que je n’ai jamais pris la décision de me lancer en solo. Je jouais avec mon groupe Forrister, et j’ai monté cet album pour le fun. Et c’est exaspérant car les gens me disent “tu n’as rien fait pour ça”, car j’ai juste posté mon album sur Bandcamp pour 2 dollars. Puis Sean [Patrick Rhorer ndlr] m’a contactée et m’a dit qu’il souhaitait sortir mon album dans les règles de l’art, je lui ai répondu que personne n’allait s’y intéresser, que tout le monde s’en foutrait. Il m’a dit “ok, laisse moi essayer”. Après, tout est arrivé assez vite, donc c’est vrai que je suis à la fois reconnaissante et stupéfaite, mais je ne comprends toujours pas comment tout ça s’est passé… enfin j’avais fait pas mal de dates avec Forrister, et je suppose que tout ce travail a fini par payer d’une certaine façon, je ne m’y attendais pas.
Premier boulot ?
Je travaillais dans un restaurant, je plaçais les gens et faisait la plonge. Je ne sais pas si vous avez ça ici, mais c’était un restaurant steak house, dans le style texan, avec des têtes d’animaux sur le mur… pas trop mon truc non. Mais, c’était un travail rémunéré. Une fois on avait été programmés avec un de mes groupes punks préférés, Joyce Manor, et j’avais demandé l’autorisation à mon boss, un mois avant – ce qui est largement suffisant – qui me l’a refusée. Donc j’ai démissionné. “Je démissionne pour ce concert punk !” J’avais une crête rose fluo à cette époque, c’était fou ! (sourire). Je t’aurais bien montré des photos, mais mon téléphone ne marche pas… Fais moi confiance !
Première chanson que tu as écrite ?
Je ne sais pas si cette blague aura autant d’effet qu’à l’époque, c’était une chanson jeu de mot en fait : il y avait days comme jours, et daze comme du brouillard, de la confusion, de l’ennui… Et donc j’ai écrit une chanson qui s’appelait School Daze sur combien je n’aimais pas l’école, et c’était donc une blague sur ces homonymes. C’était vraiment mauvais ! J’avais genre 13 ans, j’étais très “je n’aime pas l’école !”, très punk de ma part ! Heureusement, je n’ai conservé aucun enregistrement…
Premier studio ?
Je ne savais pas du tout comment cela fonctionnait, comme le casque ça me troublait tellement… J’étais tout le temps décalée. J’ai toujours ces démos, et c’est plutôt gênant. C’était il y a 6 ans environ, tout ce que j’ai fait avant la fac a été réalisé dans une chambre, à l’aide d’un petit micro et un ordinateur. Je voulais jouer, enregistrer et développer ma musique mais on te dit toujours que ce n’est pas réaliste de vivre de la musique, que tu peux faire de la musique comme un hobby mais tu dois te trouver un vrai travail à côté. Et récemment je me suis rendue compte que je faisais de la musique et que c’était mon vrai travail, que c’était ma réalité, j’étais surprise car je n’aurais jamais pensé que tout ceci m’arriverait… J’avais même un plan B dans le cas où la musique n’aurait pas fonctionné, j’allais devenir institutrice ou quelque chose comme ça. Je ne pensais vraiment pas que ça allait marcher, mais je savais que quoi qu’il arrive, si je devais être ce mec (elle me montre l’éboueur dans la rue) et jouer de la musique pendant mon temps libre, je l’aurais fait car j’aime tellement la musique…
J’avais même un plan B dans le cas où la musique n’aurait pas fonctionné, j’allais devenir institutrice…
Je n’aurais pas pu moi faire son boulot, c’est un job très physique…
Vraiment ? Tu sais j’avais un job quand j’étais à l’université : j’étais étudiante à plein-temps, et j’avais ce job dans le monde de la musique, mais de l’autre côté du miroir. On montait des scènes géantes, donc j’avais d’énormes bottes et je portais une caisse à outils en permanence pour monter toutes les lumières et le son. Parfois je faisais ça toute la nuit, c’était des journées de 12h à soulever des trucs lourds, beaucoup de travail manuel. Je travaillais à des heures pas possibles pour me faire de l’argent et payer mon loyer. C’était assez fou. Ça payait les factures et j’étais bonne dans ce que je faisais : je sais comment fonctionne une table de mixage par exemple car je suis dans la monde la musique, et je me disais que si c’était le travail qui m’approchait le plus de ce que je voulais faire, alors ça m’allait. Car j’aurais continué à jouer à côté pour le plaisir. Mais je n’ai plus à faire ça maintenant, je n’ai plus à soulever ces énormes poutres et structures de scène qui sont à 60 mètres du sol. On m’appelait Tarzan car j’étais petite et je grimpais tout en haut pour tout brancher, puis je me hâtais de redescendre par l’échelle…
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Première interview ?
J’ai donné ma première interview pour le journal de la fac, on s’était donné rendez-vous dans un café sur le campus. Ça ne m’a pas vraiment effrayé car je la connaissais de cours en commun, donc c’était vraiment juste nous deux qui parlions, discutions de tout comme des amies… mais c’est un peu comme ça que j’essaye d’approcher toutes les interviews que je fais, car je n’ai pas envie de me prendre au sérieux et être le genre de personne qui finit par dire : “je suis une artiste importante !”. J’ai 3 interviews aujourd’hui. Sean m’a dit qu’il est difficile de croire que je suis une personne timide, car je le suis vraiment. Quand j’étais petite et ado, le fait de devoir parler à un inconnu me faisait horriblement peur. Lorsqu’on est partis en tournée avec Forrister, on était dans une ville différente chaque soir, on rencontrait des inconnus, on dormait chez des inconnus, on parlait avec des inconnus à la salle, pendant les interviews… j’ai décidé de changer ma manière de gérer mon anxiété pour qu’à la place d’être réservée, je sois ultra sympathique et heureuse tout le temps, pour que les gens ne se rendent pas compte combien je flippe… Une chose que je n’aime pas dans les interviews c’est le fait que ce soit si nombriliste, j’ai l’impression de ne parler que de moi tout le temps tu vois ? Je devais en faire une pour le New York Times, et n’ai pas arrêté de lui poser des questions comme “dans quelle école es-tu allé ?”, je voulais vraiment en savoir plus sur lui… Ce n’est pas facile pour moi, car je n’ai pas l’impression d’être intéressante, où d’être plus intéressante que qui que ce soit. Chaque personne est intéressante, au même niveau.
Première scène ?
C’était dans un café à Memphis, où ils avaient juste installé un micro. J’ai joué quelques chansons et c’était ça ma première scène en solo. Mon premier concert avec mon ami Matt, projet qui a pris le nom de Forrister, était dans le sous-sol de notre église, qui permettait aux enfants de faire des concerts de rock. On y a joué tous les week-ends après ça, puis pendant 3 ans. C’était assez cool comme endroit…
Je ne veux pas parler de “prières” car j’ai entendu que ça effraient gens…
Première chose à laquelle tu penses en montant sur scène ?
Quand je joue, j’essaye de… certaines personnes appellent ça “méditer”, comme des prières, me concentrer pour ne pas stresser. Quand je jouais avec Forrister, j’avais des crises de panique, je commençais à hyper-ventiler sur scène. Maintenant ce que je fais c’est que je ferme les yeux, et je fais comme si j’étais seule à chanter, sur n’importe quel sujet. Je ne veux pas parler de “prières” car j’ai entendu que ça faisait peur aux gens… mais ce sont vraiment des prières, comme une forme de méditation pour que je puisse me calmer.
Première chose que tu fais en sortant de scène ?
Généralement j’ai soif, et je veux m’asseoir, me retrouver seule… avant de rejoindre le stand de merchandising et d’aller discuter avec le public. Mais j’aime bien avoir un peu de temps à moi pour réfléchir et respirer un peu. Habituellement j’ai en tête tout ce que j’ai mal fait : je me dis que j’ai raté cette note-là ou, je n’ai pas bien chanté celle-ci ou, j’ai fait une tête bizarre, ou quoi que ce soit… je vais toujours aller chercher le pire. Donc je prends une minute et je me dis : “j’ai fait ça comme erreur, c’est ok, voilà ce que tu as fait de bien à côté, passe à autre chose maintenant, respire un bon coup et vas-y”. Ce qui me demande beaucoup d’efforts pour ne pas tomber dans la spirale du “j’ai tellement mal joué…”, c’est vraiment quelque chose que je dois faire.
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Première fois que où tu t’es rendue compte que tu avais le pouvoir de faire pleurer les gens, et de les toucher rien qu’avec ta musique ?
C’était avant que tout ça n’arrive… On jouait avec Forrister dans un salon chez quelqu’un, et c’était rempli d’enfants, dans les 50 ! Après le concert, une de mes amies est venu me féliciter et me faire un câlin, elle était très silencieuse, et je me suis dit que c’était très long comme câlin, puis elle m’a dit : “j’avais vraiment besoin de ça, merci d’avoir chanté ce que tu as chanté”. Sur le moment, je me suis dit que je n’étais pas importante, que ma musique n’importait à personne dans cette pièce, à part mes amis… mais que finalement c’était important car même si 3 personnes seulement venaient à un concert, si l’une d’entre elle pleurait ou en retirait quelque chose, alors j’avais fait mon boulot. Si toi, la journaliste d’avant et le régisseur étaient les seules personnes ce soir au concert, je donnerais tout de même la meilleure performance possible, car c’est ça la musique ! Ce n’est pas le nombre de personnes qui viennent, le nombre d’interviews, les photos cools du concert… c’est juste être capable d’offrir quelque chose de bien à quelqu’un. Est-ce que ça a du sens ?
Pardon my French
Je la remercie pour son temps, et nous continuons à discuter. Comme d’habitude, je fais des fautes d’accords, et elle me dit qu’elle en fait aussi aussi beaucoup, surtout en espagnol : “quand j’essaye de parler espagnol c’est catastrophique ! C’était ma LV1 à l’école… On va d’abord à Londres, puis au Royaume-Uni, puis à Barcelone pour le Primareva Sound Festival dans une semaine, j’espère que ça ira. Je joue très tôt dans la journée, il n’y aura personne et ça me va. Je ne me vexerai pas, je sais que je suis toute petite… Après j’irai voir tous les gens cools qui jouent… genre Radiohead, LCD Sound System…” Je lui dit alors que Radiohead joue ce soir là à Paris. “QUOI ? Put… Désolée… on a une expression aux États-Unis, quand tu jures tu dis “Pardonne mon français”, car tu fais comme si tu avais parlé français au moment où tu jurais… Mais je me rends compte que je ne peux pas dire ça en France ! (sourire) Sinon j’aimerais voir Sigur Ros qui joue sur la plage, ça va être magnifique, je suis super excitée ! Je vais probablement pleurer…”
Nous, on va probablement pleurer ce soir aussi…
Oh non ! Les gens me disent tout le temps ça : “j’ai pleuré à ton concert”, et je réponds : “je suis désolée ?! je ne voulais pas te faire pleurer…” J’essaye vraiment d’être une personne heureuse et un peu idiote pour compenser. Mes chansons sont très tristes, mais moi comme personne, je suis très joyeuse.
Propos recueillis par Emma Shindo.
Merci à Julien, Sean (Brixton Agency) et Cecilia (Supersonic).