T’inquiète, on va se relever
Vendredi 13 novembre, j’ai rien foutu de ma journée. Je suis pigiste, donc souvent je bosse de chez moi, j’avais des articles à écrire mais j’avais pas envie d’écrire, j’ai donc passé ma journée à boire des cafés et à me promener dans les allées de la Fnac. Je cherchais des vinyles et des nouveaux bouquins à lire. Le soir, je rejoignais Mathilde. On ne s’était pas vues depuis Rock en Seine. Mathilde et moi, on s’est connues grâce à Facebook. C’est notre passion commune pour le folk et le rock qui a fait que nos chemins se sont croisés. On est devenues de vraies copines. On parle de tout et de rien. Je lui raconte mes peines de cœur, ma vie, elle me raconte son boulot, sa vie à elle. Ce vendredi 13 novembre, on va voir The Arcs au Trianon. On l’a attendu si longtemps ce concert. Elle m’a offert la place de concert pour mes 28 ans. S’il n’y avait pas eu The Arcs, on se serait sans doute rendues à un autre concert de rock : Eagles of Death Metal, on les avait déjà vus à Rock en Seine, il y a quelques années. Elle et moi, on est secrètement amoureuses de Josh Homme. Faut pas le dire trop fort. Oui, c’est vrai, il ne jouait pas sur cette tournée, mais Eagles, c’est un groupe qu’on aime quand même. Même sans Josh.
On est au Trianon. On danse, on rit, on raconte des bêtises, bref on est heureuses. Le concert est à peine terminé que je reçois des appels et des messages de panique : fusillade au Bataclan, bombe au Stade de France. Ma mère me somme de rentrer chez moi, de pas m’attarder dans les rues. Je quitte vite la salle, on voulait boire un verre après, pour débriefer, raconter d’autres conneries autour d’un blanc mais ce sera pour une autre fois. J’appelle ma petite sœur toutes les dix minutes, elle est au Stade de France, elle bosse la-bas. J’essaie de ne pas pleurer mais j’ai peur. J’ai les yeux rivés sur BFM, sur Twitter, sur Facebook. Plus les minutes avancent, plus les nouvelles sont affreuses. Le nombre de morts grandit de minute en minute. Je n’arrive plus à avoir ma sœur, j’appelle ma mère, mon père. Je rassure mes proches. Et puis l’assaut est donné au Bataclan. Les premiers mots : « un carnage », « un bain de sang ». Là, j’éclate en sanglots. Je n’arrive plus à me contenir. Il est trois heures du matin, je suis épuisée, mais impossible de fermer l’œil. Moi je vais bien, je n’ai rien et j’ai le sentiment d’être une rescapée. Je ne pourrais jamais imaginer l’enfer qu’ont vécu ces gens au Bataclan, au Carillon, au Petit Cambodge. Je sais que ça ne sert pas à grand chose, mais si je le pouvais, je vous prendrais tous dans mes bras.
Le 11e, c’est un quartier que je connais bien, comme tous les jeunes Parisiens de mon âge. Bien sûr, j’ai déjà pris des centaines de verres à Charonne, à Voltaire, je fréquente ce quartier depuis mes 18 ans. J’aurais pu être là, ce vendredi soir, en train de boire un verre, bouffer des nems, des sushis, du riz au curry ou un burger mal cuit, mais pas cher. J’aurais pu être dans cette salle toujours surchauffée en train de hurler « I wanna be in LA » comme une débile. Moi aussi, je suis une amoureuse de rock.
Je n’ai pas beaucoup dormi entre vendredi et samedi. Mais, le pire, c’est le jour d’après. ET ce samedi a été affreux. Plus la journée avance, plus je vois des noms que je connais, des gens que j’ai déjà croisés figurent dans la liste des victimes. Des gens de la musique, mais pas que. Toutes mes pensées vont aux 132 personnes et à leurs familles. Avec effroi, j’ai découvert sur Twitter, que parmi les victimes, il y a cette copine du lycée que je n’avais plus revue depuis des années. Des souvenirs me reviennent. Comme ce matin où je l’ai appelée en catastrophe, à 6h45 parce que mon imprimante n’avait plus d’encre et qu’il fallait que j’imprime des pages pour notre exposé. Elle est arrivée en retard en cours, à cause de moi. Je m’excuse encore une fois, Lola, pour ce matin-là. Je m’excuse aussi, Thomas, pour toutes ces fois où je t’ai emmerdé pour avoir des places à la Maroquinerie, en bonne râleuse de journaliste.
Des journalistes, il y en avait dans la salle. Mais il y avait surtout des jeunes. Des jeunes comme moi. Certains les appellent “les bobos parisiens” : parce qu’ils aiment la vie, la musique, la culture, boire et fumer en terrasse, enchaîner les conquêtes amoureuses, baiser beaucoup trop, râler, refaire le monde ? J’ai jamais compris ce que c’était un “bobo”, mais ok. Si on veut. Ce que je sais, c’est que ces jeunes Parisiens sont ouverts d’esprit, humanistes, mais ils sont aussi fauchés, ils ont des taffs instables, ils sont capables de se barrer sur un coup de tête puis revenir quelques mois après. Ils font des conneries oui, mais c’est comme ça qu’on apprend. Ils lisent, sortent, débattent, ils sont français, ils sont étrangers, ils sont chrétiens, juifs, musulmans, athées, ils sont hétéros, ils sont homos, ils sont black, blancs, beurs, ils sont surtout libres de mener leur vie comme ils le veulent. Et ça, ça les emmerde à ces connards de l’EI. Ce ne sont pas les touristes, ce ne sont pas les beaux quartiers, pas la Tour Eiffel, pas le Troca, les Champs Élysées, ce n’est pas le Louvre, ce ne sont pas les berceaux des politiciens qui ont été touchés par ces pauvres merdes. C’est la jeunesse française, la jeunesse parisienne. Le Paris populaire, mélangé, décomplexé. Celui qui fait vivre Paris, celui qui est épris de culture et d’ouverture vers l’autre. Ils ont attaqué un style de vie un peu bohème. Un jour, un mec m’a traitée de “bobo de Ménilmontant”, je lui ai ri au nez. “Parce que je lis les Inrocks, Télérama et que je vote à gauche?”, j’ai répondu. D’accord. Alors oui. Je continuerai à vivre comme une bobo de Ménilmontant. Comme une bobo de Paris. À lire des revues et magazines, à voter à gauche, puis pester mais continuer à le faire, à aller à des concerts, à des expos, à kiffer le rock comme jamais, à débattre, à râler, à boire des verres en terrasse, à me pavaner parfois, à faire la gueule dans les transports, à lire Sartre, Hugo et Rousseau, à écouter Rage Against The Machine, Eagles Of Death Metal et toute cette musique que ces merdes croient encore “subversive”. Mes pauvres, vous êtes les seuls à le croire encore.
J’ai beaucoup pleuré ce week-end, je pleurerai encore un peu sans doute. Je serai encore triste pour toutes les personnes décédées, pour leur famille, pour leurs proches. Pour Paris. J’ai eu peur en rentrant du boulot, en prenant le métro, j’aurai encore peur quelques jours. J’aurais toujours une appréhension quand les portes d’une salle de concert se fermeront, quand la lumière va s’éteindre. Mais pour ceux et celles qui sont partis, parce que leur seul crime était d’aimer la vie, je me dis qu’on a le devoir de l’aimer encore plus, cette putain de vie. Et si être fan de rock, boire, baiser et sortir c’est être une abominable perversion, alors soyons fiers d’être des putains d’abominables pervers.
John Oliver a dit une phrase que je trouve parfaite, sur un ton de défi presque, à la télé américaine : “Si vous faites la guerre à la culture et au style de vie français, franchement bonne chance, parce que allez-y, sortez votre idéologie vouée à l’échec : ils vous sortiront Jean-Paul Sartre, Édith Piaf, du bon vin, les Gauloises blondes, Camus, du camembert, des madeleines, des macarons, Marcel Proust et ces putains de choux à la crème. Vous êtes foutus“. J’ajouterai : on est des gros emmerdeurs depuis des décennies voire des siècles, et ça, ça ne va pas changer. On va se relever.