Dans l’intimité de Douglas Dare, ou l’enfance d’une identité queer
ALBUM – Douglas Dare, jeune prodige anglais de la musique qui prend aux tripes, revient avec Milkteeth un troisième album, encore plus introspectif.
Le 21 février dernier, Douglas Dare sortait son troisième album Milkteeth, après Whelm en 2014 puis Aforger en 2016. À 30 ans à peine, l’anglais y raconte ses jeunes années, marquées par une identité queer en façonnement, peu habituelle dans le monde rural du Dorset où il grandissait.
À l’aide d’une autoharp et de quelques autres instruments tout aussi discrets, il chante avec mélancolie et émotion un passé qui semble encore douloureux. Des mélodies lyriques et tragiques accompagnées d’une orchestration minimaliste, Milkteeth s’écoute dans le noir et en solitaire.
Une enfance en marge
C’est avec “I am Free” que l’album débute, un titre au nom évocateur. C’est l’un des morceaux les plus lumineux de l’album où il répète “I am free and I can feel love”. Le ton est donné, ce qui suit ne s’annonce pas des plus joyeux.
Douglas Dare est le plus jeune d’une grande fratrie. Il grandit à Bridport, dans une ferme du Dorset, région du sud de l’Angleterre, où il aime jouer et danser dans la robe de ballet rose de sa mère. On imagine bien le jeune garçon androgyne, aujourd’hui ouvertement gay, tenter de se faire une place au milieu des hommes costauds et virils qu’il côtoie. À 30 minutes de marche de Bridport, se trouve les falaises rouges et la côte venteuse de West Bay (qui a été notamment l’un des lieux de tournage de notre série bien-aimée Broadchurch), à l’instar du voyageur romantique de Friedrich, Douglas Dare devait s’y sentir très seul. Et c’est ce qu’il nous chante ici.
De la comptine à la chanson introspective
On retrouve les règles de la comptine dans plusieurs des titres de Milkteeth. “Red Arrows” par exemple, son introduction a capella, et surtout son développement en canon où est répété “where do you take me mama?” en boucle, rappelle efficacement l’air joyeux qu’un enfant pourrait chanter. Mais évidemment, le texte cache un sentiment plus sombre. Tout comme dans “Heavenly Bodies”, qui n’est pas sans rappeler la mélodie de la chanson de l’alphabet, et dans “Silly Games”, où Douglas Dare livre son rapport compliqué à ses parents et son sentiment de décalage avec sa famille.
L’un des titres les plus instrumentés est “The Joy in Sarah’s Eyes”. Mais derrière la ballade plutôt joyeuse, aux airs fifties c’est l’histoire de la mort d’une enfant que le chanteur conte. Douglas Dare confie que la lueur de joie dans les yeux de la fillette ne l’a jamais quitté. Il explique d’ailleurs au sujet du clip de ce titre : “Nous avons filmé sur la plage de Margate, à un jet de pierre de là où l’album a été enregistré. Le rivage ouvert et le ciel bleu sans nuages nous ont fourni un espace illimité pour jouer. Il était important non seulement d’exprimer la liberté enfantine mais aussi la liberté d’être féminine ; au début, nous voyons des poses raides et maladroites fermement maintenues par un costume, puis une expression complètement libre célébrant l’identité queer dans une robe rose qui me rappelle celle que je portais constamment quand j’étais enfant”.
Un autre moment de bonheur apparent survient avec “The Playground” où le chanteur se replonge dans ses jeux d’enfant, assez théâtralisé – comme le sont les jeux d’enfant. Ce titre évoque surtout le sentiment de liberté que le jeune Douglas perdait au moment de quitter l’espace du jeu.
Un voyage initiatique
La progression du récit se fait d’abord par les textes et l’évolution des situation décrites, mais aussi par l’instrumentalisation. Quelques titres instrumentaux viennent apporter un peu d’air frais à cet album aux textes extrêmement intimes et sans fard.
Très imagés, ces titres racontent eux aussi l’histoire de l’enfance de l’artiste. Avec “The Piano Room” et sa trompette mélancolique, ses cordes étouffé et ses quelques bruits de fond, on erre, solitaire, dans une grande maison vide. Avec “The Stairwell”, le souffle du vent et le décompte chuchoté des marches d’un grand escalier, on apprend à jouer seul et discrètement. Enfin avec “The Window”, son synthé aux sonorités organiques, le son d’un jouet d’enfant et sa mélodie optimiste, on se prend à savourer l’arrivée d’un printemps réparateur.
Comme il avait commencé avec l’expression de son sentiment de liberté, lorsqu’il a finalement quitté le Dorset pour rejoindre Londres, Douglas Dare conclut son album avec l’annonce de sa fuite, “Run”. Écrit comme une lettre, il prévient “If you’re reading this I’ve run away”. Un peu plus tôt il racontait dans “Wherever You Are”, la disparition de son ami, dans une mélodie lyrique, dramatique et plus rythmée. La déchirure causée par cette perte semble l’avoir galvanisé pour à son tour fuir ce milieu où on ne lui fait pas de place. Il quitte ainsi l’enfance pour embrasser une vie où être queer, androgyne, gay, ne le met plus en dehors des liens sociaux.
Minimaliste, introspectif et bouleversant, ce troisième album s’écoute comme on écoute un ami.
Milkteeth de Douglas Dare (Erased Tapes)
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