“Gemini Rising” de Siiga, une question de vie et de mort
CHRONIQUE – C’est l’histoire d’un album aussi grand qu’un océan, d’un chemin perdu et d’un pont pour s’y retrouver : Gemini Rising, de Siiga.
Il y a plusieurs façons de percevoir un album. Plusieurs façons d’y entrer. Quand on écrit une chronique, on retrace toujours un peu le chemin de ces perceptions. On y glisse les quelques points d’ancrage nécessaires, ces informations factuelles qui permettent de comprendre l’artiste, quelques références et puis ce chemin donc, qui nous est propre et qui est censé peut-être donner l’envie à certains de l’emprunter ou d’en trouver un autre.
Je suis incapable de faire cela pour Gemini Rising de Siiga. Incapable de retracer mon chemin. Il y a des feuilles noircies par les mots qui trainent un peu partout dans l’appartement. Des bribes, des paragraphes épars comme autant de balises sur le chemin. Et je n’arrive pas à les relier. Alors j’écoute encore et encore cet album, pour démêler tout cela. Je tire sur tous les bouts de ficelle que je trouve pour essayer de dérouler la pelote des émotions qui me traversent. En vain. Je n’y arrive pas. Cet album me bouleverse et me laisse perdue au milieu de l’océan avec la douloureuse sensation que la réponse est là et qu’il n’y en a pas.
La perte et l’exil
Alors les points d’ancrage, les voilà. Gemini Rising est le 2e album de Siiga, 7 ans après The Sea and The Mirror. Du temps s’est écoulé entre ces deux sorties, et ce n’est pas un hasard. La composition de cet album avait commencé quand Richard Macintyre, l’homme qui se cache derrière Siiga, s’est retrouvé à accompagner sa mère dans un combat qu’elle ne gagnera pas. La vie qui vacille, la douleur inévitable, les limbes qui éloignent de la musique… Le temps qui passe. Est-ce que Gemini Rising est pour autant un album de deuil ? Non. Est-ce qu’il y parle de la mort, de la perte, de la douleur ? Oui. Est-ce qu’il te rendra triste ? Non. Oui. Mais non. Mais si, en fait.
Ce temps loin de tout et au plus près de soi-même a été passé sur son île natale, Skye. Cette île qui fleurit partout sur le disque jusqu’à la couleur du vinyle : le rose violacé, tendre et vif, élégant et sauvage de la bruyère écossaise sur ces bords de mer. Skye, on la retrouve en filigrane de tout l’album, au travers des nombreuses références aux éléments dans lesquels Macintyre s’est plongé.
“As time stands still and clear oceans slip away
I’m burnt driftwood on the shore just trying to find my way home“
(Sleep Fast – Siiga)
On la retrouve surtout dans ce rapport au temps, justement, sur « Infinity ». Est-ce que tu percevras l’urgence du temps qui passe sur cet album ? Oui. Est-ce que tu sentiras le poids écrasant du temps qui s’étire sans fin? Oui, aussi. Est-il seulement possible que le temps s’écoule simultanément à deux vitesses différentes ? Sur Skye, oui. Sur cet album aussi.
Gemini Rising, tournant pop atmosphérique
La composition des chansons a bien changé, depuis The Sea And The Mirror. La dernière fois que je voyais Siiga sur une scène, je le qualifiais de folkeux qui rend heureux. Le terme folkeux, sans nul doute, peut être effacé. La guitare prédominante s’est effacée au profit des synthés et des sons organiques. Le squelette, pourtant solidement charpenté, de la basse et la batterie, ne semble être là que comme délicate armature à cette multitude de nappes de claviers qui s’envolent sans s’échapper. Un effet atmosphérique et cinématographique qui accompagne chaque note, chaque respiration. Jusqu’à revêtir des allures de pop dansante sur “La Luna” ou “Atlantic 252”, surprenante pépite musicale. Alors est-ce que tout cela rend toujours heureux ? À dire vrai, je ne sais pas.
Je ne sais pas parce que j’ai terminé cet album en larmes avec le cœur brisé et la sensation douloureuse de finitude. Pas juste une impression de fin. Non. De réelle finitude. La prise de conscience mordante que toute chose a une fin, et qu’il faut vivre avec, et que la vie continuera, avec ou sans toi. Et cette sensation-là, je ne l’avais pas vue venir. Je ne l’avais pas vue venir parce que précisément, Siiga était le folkeux qui rendait heureux. Sur les 4 titres sortis en single, malgré les paroles en clair/obscur, c’était une sensation de paix retrouvée, de douce impulsion, de remise en mouvement qui dominait. Ce n’est pas sans raison que “Sleep Fast” accompagnait mes balades en solitaires au soleil couchant sur Skye cet été. Ce n’est pas sans raison que “Breathe” me redonnait l’envie d’inspirer bien fort.
Et après le calme, la tempête
Mais après ces 4 titres, quelque part vers la fin d’”Atlantic 252″, un switch s’est opéré. À mesure que les 4 titres suivants s’enchaînaient, la prise de conscience s’opérait. Le point d’orgue : “Lost In The Flood”. Une chanson d’une beauté irréelle, une chanson à te briser le cœur dans une montée en puissance aussi implacable que sublime. Une chanson d’adieu. Triste, et belle, et que tu sais obligatoire. La main que tu sers et que tu sais devoir lâcher. Et que tu lâches. Et qui part avec un bout de toi que tu ne récupèreras plus jamais. “Lost in the Flood” dit tout ça.
Trop souvent les histoires s’arrêtent à cette fin, dans cet éclat de beauté déchirant. C’est à ce moment-là que beaucoup de gens partent du cinéma quand le film s’arrête. Je reste toujours pour le générique. C’est lui qui te permet de te remettre doucement, de te « refaire le film », avec tous les moments clés qui s’alignent tout à coup pour faire sens. C’est à ce moment-là que tu comprends que, toute douloureuse qu’elle soit, il n’y avait pas d’autre fin possible. Et c’est ce que fait Siiga avec “Take It All”. “Take It All” est le générique de fin de Gemini Rising. “Take It all” est la fin qu’il fallait.
Gemini, les gémeaux, le signe symbole
Il y a plusieurs façons de percevoir un album. Et arrivée à la fin, aucune ne s’est imposée à moi. Toutes sont apparues, ont disparues, remplacées, puis sont revenues… Tant et si bien que je ne sais pas ce qu’est cet album. Un album sur la perte de l’autre, un album sur se retrouver soi ? Un album sur le temps qui passe, un album sur l’instant qui dure ? Un album qui te fait aller de l’avant, un album qui te fait contempler le présent ? Un album qui allège le cœur, un album qui le brise ? Je crois qu’il est tout ça en même temps. Peut-être que la solution est dans le titre, finalement. Gemini, les gémeaux. Ces deux faces d’une même pièce qui ne vont pas l’une sans l’autre. Ce symbole comme un pont qui relie deux mondes.
Peut-être que finalement, la seule chronique qui ferait sens serait de vous dire qu’écouter Gemini Rising de Siiga vous ancre au cœur même de ce pont. Quelque part entre deux mondes… Oui, la solution est peut-être là.