Claire Morrison : “J’avais le goût de faire un album comme dans le bon vieux temps”

ENTREVUE — Claire Morrison sort “Where Do You Go At Night?” son premier album. On a rencontré la Canadienne quelques jours auparavant pour parler des coulisses de tout ce travail.

Je retrouve Claire Morrison dans un petit café cosy de Rosemont par temps de pluie. La météo parfaite pour prendre une limonade avant de papoter comme si nous nous connaissions depuis des années. À vrai dire, c’est presque comme si c’était le cas. Claire me rappelle que notre première rencontre date de son premier retour sur scène, alors qu’elle ouvrait la soirée pour son amie Rayannah au Verre Bouteille… en novembre 2019 ! Tout ça ne rajeunit pas les trentenaires que nous sommes.

Si nous sommes réunies ce jour-là, c’est pour parler de Where Do You Go At Night?, son tout premier album, qu’elle sort en indépendant. Un album prenant et généreux, touchant aussi (ah ! ces mélodies à me fendre le cœur !). La Manitobaine d’origine, Montréalaise d’adoption, qu’on a souvent vue sur scène avec sa guitare solo, a concocté un album “épique et grandiose”. C’est elle qui le dit, amusée. Et il y a de ça dans ces arrangements plus pop qui en jettent (“Falling In”) et ces longues chansons qui emmènent vers des ailleurs (“Traveling”), comme dans ses ballades folk à faire pleurer des rivières (“Around Here”). Un album qu’on écoute du début à la fin, et dont on ne jetterait rien, main sur le cœur !


Un pont entre ses deux maisons

“C’est un album qui fait un peu le pont entre mes deux maisons, entre Winnipeg et Montréal. Quand je me suis questionnée, pendant la pandémie, sur le processus de l’album, je me suis dit “pourquoi faire les choses simples quand on peut faire ça de manière très difficile ?” (rires). Je me suis rendu compte que je n’avais pas nécessairement besoin de choisir. Je suis installée à Montréal, mais une de mes meilleures amies, Rayannah, la personne avec qui je voulais faire l’album, habite à Winnipeg. J’avais envie de privilégier d’abord et avant tout ce lien de confiance. Un réalisateur qui travaille sur ton album devient quelqu’un de très important dans le processus. Il faut que ça soit quelqu’un que tu apprécies et respectes. C’était un choix facile à faire, même si elle n’était pas ici. Parce que c’était elle, et parce que c’était la bonne personne avec qui faire cet album.

Ça fait 12 ans que je vis à Montréal ! Mon projet a évolué et incluait les musiciens avec qui je travaillais déjà ici. Je ne pouvais pas imaginer faire mon album sans honorer ces relations-là. Plusieurs de mes meilleurs amies et amis ont joué sur l’album et sont des personnes qui vivent ici. J’avais le choix de ne pas le faire à Montréal, mais dans mon cœur je n’avais pas le choix.”

Faire un album à distance pendant la pandémie

“Cela a pris un an et demi pour faire cet album. Rayannah et moi, nous déplacions un peu partout car nous étions en tournée avec d’autre monde et elle passait de plus en plus de temps au Chili. On s’est posé concrètement la question de comment faire avec la distance. Ça a nécessité qu’elle vienne à Montréal et que j’aille à Winnipeg. On a ensuite bâti nos deux équipes, choisi des studios et des ingés sons dans chaque ville. Il y a en tout probablement six-sept endroits où on a enregistré, dont nos studios maison respectifs et en Ontario chez Frédéric Levac qui a mixé l’album. Ça m’a aussi permis d’avoir des musiciens de plusieurs provinces sur l’album. C’est vraiment un album pan-canadien !

Chaque enregistrement d’album vient avec ses propres défis. Faire un album en pandémie je ne le souhaite à personne (rires). Par exemple, une fois Rayannah est venue à Montréal du Manitoba pour tracker des affaires pour l’album et là on reçoit un appel du studio qui nous dit que notre ingé son à la Covid et ne pourra pas travailler. Il y a eu beaucoup de moments où on s’est mises sur pause à cause d’imprévus. Il a fallu trouver d’autres solutions. On a dû se montrer très créatives avec Rayannah pour atteindre le bout !”

L’album de toute sa vingtaine

“En ce moment on voit beaucoup d’albums de 9 pistes qui durent genre 26 minutes. Je n’ai jamais écrit comme ça et je ne pense pas que je vais commencer à faire ça bientôt (rires). L’enregistrement a pris entre un an et demi et deux ans, car avec le mixage et le mastering, le processus s’étire. Mais la création de ces chansons-là s’est étendue sur toute ma vingtaine. Il y a des chansons qui ont été écrites en 2012, d’autres en 2014, en 2018… Comme d’autres qui ont été complétées pendant l’enregistrement. Cet album représente toute ma vingtaine, c’est un projet gigantesque ! D’un point de vue émotionnel et spirituel j’ai créé quelque chose qui représente une tranche super importante de ma vie avec tout plein d’expériences que j’ai vécues pendant ces dix ans.”

Des sujets très lourds

“Le titre de l’album Where Do You Go At Night vient effectivement de la chanson “I’m Alive”. Je trouvais que ça englobait vraiment bien les thèmes récurrents de l’album, comme le deuil, l’abus, les relations difficiles… qui sont des sujets très lourds. C’est un album qui n’a pas peur d’aller dans les affaires qui nous font peur et qu’on aimerait garder cachées. C’est aussi une façon de poser la question à l’auditeur : où vas-tu dans ta tête quand tu repenses à des événements difficiles que tu as vécus ? On peut quand même trouver de la beauté en allant dans ces recoins-là… Ces thèmes-là se retrouvent dans les visuels de l’album et notamment les photos qui ont déjà été prises. Une espèce d’esthétique qui évoque les films d’horreur : de la tension, quelque chose de sensuel, entre l’onirique et l’épeurant…”

Le choix de la langue

“Mon intention n’a jamais été de faire un projet francophone. Les artistes dont je me rapproche écrivent majoritairement en anglais et se produisent sur la scène anglophone. Et ce n’est pas parce que je n’ai pas le goût de faire de la musique en français, car j’en fais déjà avec mon autre projet (Fire & Smoke). Ça ne veut aussi pas dire que je ne fais jamais de chansons en français en show, mais généralement ce sont des reprises ou des adaptations musicales de textes ou poèmes écrits par autrui. C’est quelque chose que j’aime beaucoup faire ! Honnêtement je ne me suis jamais posé la question de faire un album en français, c’était très clair pour moi que ça allait être en anglais.”

Le stéréotype de la nature dans le folk

Ce n’est pas conscient que la nature apparaisse dans mes paroles ou dans les visuels. C’est plus un miroir des influences avec lesquelles j’ai grandi. Dans la tradition canadienne de la musique folk-roots Canadiana, c’est commun de parler de la nature, des paysages, des étoiles, de la montagne, de la rivière… C’est un stéréotype, mais c’est un stéréotype qui s’applique aussi à moi, que je le veuille ou non (rires). Dans ma musique, je crois que lorsqu’on ferme les yeux on s’imagine quelque part. Ce rôle que la nature a avec ma musique contribue à une sorte de mise en scène de chaque chanson… Par exemple, “Jane (My Little Firecracker)” est une chanson qui a énormément de références sensorielles, car lorsque je l’ai écrite je savais exactement à quel endroit je voulais amener l’auditeur.

Prendre son temps

“Rayannah et moi partageons le goût du grandiose (sourire). J’aime la musique épique, la musique pleinement déployée ! Et je pense que c’est quelque chose que tu entends sur l’album : de longues sections instrumentales ou de longues codas… Le mood et la texture émotionnelle sont hyper importants pour moi et essentiels. Parfois il est difficile d’accéder à certaines émotions quand une chanson dure 2min40. J’avais le goût de faire un album comme dans le bon vieux temps !

À la base, l’album devait même contenir 12 chansons ! Finalement on en a coupé une. 11 chansons pour environ 48 minutes en tout. La longueur est aussi liée à la façon dont j’écoute les albums : du début à la fin. Quand j’aime une artiste, que ça soit Laura Marling, Becca Stevens ou Kathleen Edwards, j’attends la sortie de leurs albums, pour passer un vrai moment dans leurs univers. Elles ont beaucoup de choses à dire et prennent leur temps, parfois entre 4 et 5 minutes la chanson ! Je n’avais pas peur de faire un long album. C’est aussi ça que j’ai voulu faire : une invitation à prendre un moment dans mon univers.”

Être indépendante et tout construire soi-même

“J’avais déjà un parcours en gérance d’artiste ainsi qu’en production d’événements, en logistique de tournée, en admin’ artistique… J’ai ce bagage qui me permet de développer mon projet moi-même. L’album sort en indépendant, je n’ai pas de label par exemple. Je voulais être très sélective avec le label avec qui j’avais envie de travailler. Ils n’étaient pas intéressés, alors je me suis dit que ce n’était pas grave et que j’y allais en indépendant !

Je ne suis pas fan de cette idée qu’il faut absolument avoir une équipe, ou un label pour sortir un album. Ça fait partie des croyances un peu vieux jeu qui sont assez répandues. Au Québec on fonctionne beaucoup avec des structures formelles. Parfois, un label te donne des avantages, mais un label qui n’est pas bien adapté à toi peut aussi te nuire. Ça reste que je fais quasiment tout. Chose que je ne souhaite pas faire pour toujours ! Je n’ai pas envie de signer avec quelqu’un juste pour signer avec quelqu’un. Parfois, il faut sortir un premier album pour aller chercher l’attention nécessaire et construire son équipe qui nous ressemble et en qui on a confiance.”

Scène & suite

“Je commence déjà à monter dans ma tête les différentes moutures du band. En décidant de sortir un album épique et grandiose (rires), il faudra au moins 5 ou 6 musiciens pour donner une bonne idée de ce qu’on entend. Je ferai peut-être un show de lancement plus tard dans l’année pour lancer le vinyle, ou une rentrée montréalaise.

Le désavantage de ne pas être soutenue par un label c’est que je dois me rendre compte de mes limites : celles d’une personne seule devant son ordi en train de tout faire soi-même. Organiser un lancement sans soutien, que je finance de A à Z, vient avec son lot de défis. En ce moment malheureusement, vendre des billets de spectacles à Montréal est vraiment tough. Je viens aussi de faire de bons spectacles complets à Montréal… (lire notre compte rendu sur son spectacle au Festival FIKAS) donc j’ai décidé de ne pas me faire du mal et rester un peu sur ce nuage.

Je trouve ça ok de laisser l’album faire un petit bout de chemin tout seul pour ensuite voir ce que je veux faire avec le live. Tout en me gardant l’option de faire ça en solo, et d’explorer tout ce que je peux faire avec l’instrumentation, élargir mes options en termes de textures sonores. Pour cet album, je voulais me faire plaisir et bâtir mon univers. Sans doute que pour un prochain album ça sera différent… Peut-être qu’on fera un album à quatre musiciens qui seront les mêmes pour la tournée… Toutes les options sont bonnes ! Je suis juste en paix avec le fait que le live et les enregistrements ne seront pas pareils.”

Where Do You Go At Night? – Claire Morrison (sortie le 25 avril 2025)

Propos recueillis par Emma Shindo